2006

Totalitarisme

por Ruy Fausto

Je prends provisoirement la notion de totalitarisme comme une notion dénotant deux régimes (et formes sociales): le nazisme (1933- 1945) mais, plus spécifiquement, de 1939 à 1945, la période de la guerre, et un autre régime, difficile à nommer. Appelons-le “société bureaucratique” ou “régime bureaucratique”. La difficulté de cette dénomination est, entre autres, que dans le nazisme aussi il y avait une bureaucratie. D’ autres dénominations ne semblent pourtant pas satisfaisantes (dans des textes plus récents, j’utilise la notion de “despotisme bureaucratique” et, plus précisément, celle de “despotisme bureaucratique égalitariste” ou “para égalitaire”). Plus loin, j’essaierai de justifier cette dénomination. Quant à la délimitation dans le temps, ce serait, approximativement, de 1930 à 1953, mais plus précisément de 1930 à 1941. Comme on en trouve l’idée dans quelques textes, jusqu’à la guerre, le nazisme n’avait pas montré pleinement son essence; tandis que le régime bureaucratique a atténué ses traits pendant la guerre.

Je dirais d’emblée qu’à mon avis – en accord avec la ligne d’interprétation de certains auteurs -, ces régimes représentent des innovations sociales de notre siècle (sans doute, des innovations au sens le plus sinistre du terme). Cela veut dire qu’ils se présentent comme des formes propres, différentes de toutes les autres que nous rencontrons dans le passé. Cela n’a pas été reconnu universellement. Au contraire. La tendance générale a été d’essayer de les lire et de les interpréter comme s’ils étaient des variantes ou des espèces de formes connues (formes qui avaient déjà existé ou qui existaient dans l’histoire, ou inexistantes jusqu’alors, mais étudiées comme possibles par la théorie). C’est ainsi qu’un genre d’interprétation a vu dans le nazisme une variante du capitalisme ou du capitalisme monopoliste. De cette façon, on a interprété et on interprète la société bureaucratique comme une société “socialiste”, ou de transition au socialisme, tout en précisant qu’elle est déformée voire dégénérée (on a ainsi parlé “d’État ouvrier déformé” ou “dégénéré” (sic!). II ne s’agit pas de cela. Nous avons là des formes qui, par leurs caractéristiques, doivent être considérées comme différentes de tout ce que nous avons connu auparavant dans la réalité ou dans la théorie. Sans doute, ces régimes naissent de – ou à partir de – formes ou de mouvements connus, car existants et pensés par la théorie. Mais “naître de” ne signifie pas avoir la même essence; ils peuvent même avoir une essence opposée à celle des régimes ou mouvements d’où ils proviennent. Pour les raisons que nous verrons, s’impose l’idée qu’il existe une discontinuité entre d’une part les régimes et les mouvements à partir desquels ont surgi les deux totalitarismes et d’ autre part ces deux totalitarismes eux mêmes.

Un autre problème, et celui-ci, plus qu’aucun autre, est un problème préalable, est de savoir si nous pouvons réunir ces deux cas et les mettre sous une même rubrique. Nazisme et “régime bureaucratique” peuvent-ils être l’objet d’une même dénomination, à savoir “totalitalirisme”, ou bien sont-ils essentiellement différents? La discussion de ce point, comme d’ailleurs sur la question antérieure, est ancienne. D’un côté, il y a ceux qui rejettent tout parallélisme entre les deux types, c’est surtout le cas des marxistes, ou de certains parmi eux; de l’autre, il y a ceux qui font du “totalitarisme” une vraie espèce sociale dont les deux sociétés considérées sont des variantes. C’est la perspective d’ une partie de l’opinion libérale. Ma position, on verra, se situe entre l’ une et l’autre réponse, ou elle essaie d’unir les deux réponses.

L’existence des régimes totalitaires oblige à repenser beaucoup de choses. D’un côté, comme l’affirme l’un de ceux qui les a beaucoup étudiés, ils révelent peut-être des potentialités de l’homme que nous ignorions jusqu’alors (nous connaissions les potentialités de l’homme vers ce que nous appelons le “mal”, mais peut-être pas sous cette forme et à ce degré). Mais ils obligent aussi à repenser l’histoire. A mon avis, les deux phénomènes non seulement ne sont pas pensables à partir des théories traditionnelles et par analogie avec des formes réelles ou virtuellement connues, mais ils provoquent un éclatement de toutes les visions de l’histoire que l’on avait jusqu’ici. Cela ne veut pas dire que tout ce que l’on avait pensé avant était faux, mais qu’il faut introduire des modifications radicales. Ils mettent à l’ordre du jour l’exigence d’une théorie de l’histoire – ou philosophie de l’histoire, comme le voulait Merleau-Ponty -, théorie qui n’est pas élaborée, comme, d’ ailleurs, ne l’est pas encare suffisamment la théorie des formes en question. II y a déjà bien longtemps qu’on a dit que les deux totalitarismes obligent à repenser la question du progrès, mais je ne crois pas que ce qu’on a écrit jusqu’ici à ce sujet soit satisfaisant (soit dit en passant, le “messianisme” de Walter Benjamin, sur lequel je reviendrai ci-dessous, ne semble pas être une bonne piste, puisqu’il se révèle plus ou moins impuissant devant l’une des deux formes).

Mais précisons le contenu de notre objet. Extérieurement, les formes totalitaires se caractérisent: 1) par une emprise sur les individus qui tend à atteindre toutes leurs manifestations. Un leader nazi disait ceci: “La seule personne qui est encore un individu privé en Allemagne est quelqu’un qui dort” (Robert Ley, cité par Hannah Arendt, in The Origins of Totalitarism, Harcourt Brace & Company, San Diego, New York, Londres, 1976 (III, 10), p. 339; 2) ces régimes apparaissent comme des régimes ou l’on a procédé à des exterminations de masse (souvent, mais pas toujours, avec l’emploi de techniques modernes d’extermination).

Ces seuls traits ne semblent pas suffisants pour distinguer de manière évidente le totalitarisme des formes antérieures. On pourrait essayer de caractériser la nouveauté en disant que, dans le nazisme et dans le “régime bureaucratique”, le contrôle presque absolu et l’extermination apparaissent d’une manière ou d’une autre liés à quelque chose comme le “progrès”, en prenant le terme dans son sens le plus large, qui renvoie non seulement au progrès technique (ce qui sans doute s’ajuste aux deux cas), mais aussi au progrès “social” (en effet, l’un des totalitarismes naît dans le sillage d’un mouvement qui était à la pointe de la lutte en faveur des “exploités”; pour ce qui est de l’autre, je renvoie à ce quisera dit ci-dessous).

Rendre compte des différences entre les totalitarismes et les autres formes est inséparable de l’analyse différentielle des deux régimes, de l’étude de leurs différences. Je commence par ce dernier point.

Dans quelle mesure nazisme et “société bureaucratique” sont-ils des espèces d’un genre, dans quelle mesure, au contraire, faut-il les séparer radicalement, en questionnant à la limite l’idée de totalitarisme? Dans leur résultat – je pense aux deux régimes à l’apogée de leur développement – ils se ressemblent assez. Mais dans leur genèse ils sont très différents, et cette genèse compte, pour définir chacun d’eux. Ceux qui croient que les deux régimes sont très différents sont aveugles devant d’importantes convergences qui se font jour dans les résultats. Ceux qui tendent à les fondre dans un même genre unifient les deux genèses[1].

Le totalitarisme nazi a une longue préhistoire. Certains phénomènes politiques et sociaux qui ont eu lieu au XIXe et au début du XXe siècle contiennent des traits repris et radicalisés plus tard par le nazisme. Mais, je l’ai déjà dit, il ne s’agit pas d’ établir des continuités. Tout se passe comme si le régime bureaucratique-capitaliste (ayant eu un intermède démocratique-capitaliste) ou le nazisme trouve son origine, s’était désagrégé. Avec la rupture de ce système, des forces utilisant des éléments idéologiques et politiques antérieurement en gestation se sont développées, radicalisant et changeant de façon variable le sens de ces derniers, avant et après la prise du pouvoir.

La préhistoire du nazisme a été analysée de manière très brillante par Hannah Arendt. A partir des Origines du totalitarisme et en introduisant quelques autres éléments, nous pourrions dire ceci: la préhistoire du nazisme renvoie au nationalisme – bien qu’il aboutisse à une tendance qui pourrait être considérée comme un antinationalisme -, au racisme, à l’impérialisme et aussi au bonapartisme. L’émergence du nationalisme est le premier point, qui représente, soit dit en passant, un vrai point aveugle de l’analyse marxiste. En se référant à la législation de 1889-1893, H. Arendt écrit que “la même nation était dédarée, d’un seul coup, comme étant sujette à des lois supposées émaner des droits de l’homme et, comme nation souveraine, indépendante de n’importe quelle loi universelle, ne reconnaissant rien qui soit supérieur à elle-même.” ( The Origins.. ., op. cit. (II, 8), p. 230, souligné par H.A.) Si, au début, la nation est d’une certaine façon au service de l’État, lequel à son tour se fonderait sur les droits de l’homme, le rapport s’inverse depuis les guerres napoléoniennes. En outre, pendant ces guerres, dans les pays qui luttaient contre Napoléon, apparait une autre forme de nationalisme qui se présente comme premier par rapport à l’État. Fichte passe, en peu de temps, d’un radicalisme lié à la premiere forme de nationalisme à la seconde forme.

Les mouvements “pan” de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe (pangermanisme, panslavisme) ont leur centre dans l’empire austro-hongrois et vont dans le sens de la rupture de cet État plurinational. Au projet d’unification des Allemands qui a une relation immédiate avec la naissance du nazisme (c’est, d’ une certaine façon, le “bouillon” ou le nazisme se développe) et au projet d’unification des Slaves, il faut ajouter les mouvements proprement racistes, dont l’une des premières manifestations avait été la tentative de légitimation de leurs privilèges, en terme de race, par les nobles exilés par la Révolution. Le racisme semble avoir eu une histoire relativement indépendante, qui le montre sous des traits différents, aristocratiques ou populaires. L’mpérialisme, expansionnisme d’outre-mer, différent des projets d’expansion territoriale des mouvements “pan” et caractérisé par sa relation avec l’ expansion commerciale et avec les intérêts bourgeois, mène à l’établissement de gouvernements bureaucratiques et autocratiques d’outre-mer qui virtuellement mettent en danger les gouvernements métropolitains. L’infériorité supposée de certains peuples est maintenant fondée théoriquement et pratiquement sur leur retard “de civilisation” et sur la débilité de leurs moyens de défense. Le bonapartisme, forme syncrétique de domination qui réunit des éléments de l’Ancien Régime et des caractéristiques révolutionnaires (équilibrant ainsi les forces en présence, y compris les forces nouvelles en rupture interne: bourgeoisie, sans-culottes, paysans), introduit la nouveauté – pour les temps modernes – d’un autoritarisme fondé sur les plébiscites et même sur le suffrage universel; et développe, plus que n’importe quel autre régime, la bureaucratie d’État.

La préhistoire de la “société bureaucratique” est d’un autre ordre, bien qu’il y ait interférence entre les deux préhistoires. Ici, la principale référence peut être J.-L. Talmon, dont le livre le plus important, contemporain de celui d’Arendt, s’intitule Les Origines de la démocratie totalitaire. J’utilise librement ce livre, en modifiant en partie sa perspective. On a l’habitude d’affirmer que le totalitarisme “de gauche” a ses racines dans le marxisme. Si le marxisme n’est pas innocent dans ce contexte, il ne représente pas le pire, au contraire (voir, sur la relation entre Marx et les socialismes antérieurs, les quatre volumes de Marx’s Theory of Revolution de H. Draper, livre sans doute excessif dans sa légitimation de Marx, mais remarquablement documenté, ainsi que les travaux de Michael Lowy). La “dérive” totalitaire des mouvements démocratiques et socialistes est ancienne, encore que l’analyse de sa signification offre des difficultés considérables. Nous pouvons commencer par Rousseau, théoricien de la démocratie et admirateur de Sparte, ce qu’on lui objectait au moins depuis le début du XIXe siècle.

L’essentiel, comme le souligne Talmon, est que le totalitarisme n’apparaît pas en raison d’une insuffisance d’exigences démocratiques, mais, au contraire, à cause de leur “excès”. C’est comme si la démocratie, dépassées certaines limites, s’intervertissait en totalitarisme. Le jacobinisme n’a pas été seulement la doctrine et le mouvement révolutionnaires d’une partie de la sans-culotterie, doctrine et mouvement qui proposent et mettent en pratique des moyens terroristes contre les modérés et les contre-révolutionnaires. Un projet autoritaire qui ne s’épuise pas dans l’idée d’un républicanisme sans-culotte, par-delà l’idéal démocratique, s’y dessine (voir à ce sujet le très important chapitre sur “La terreur révolutionnaire”, dans Essais sur la politique, XIX et XXe siècles, de Claude Lefort). Non pas malgré ses idéaux démocratiques, mais à travers eux, le babouvisme – l’idéologie de Babeuf et des “égaux” – se proposait, à son tour, des objectifs clairement utopiques totalitaires, comme on peut le voir dans le célebre livre de Buonarroti La conjuration des égaux.

Dans ce tableau, avec le marxisme, dans un sens, “on respire”. En remplaçant des projets en général dictatoriaux par “l’autodétermination du prolétariat” (Manifeste communiste), on fait certainement un pas en avant. Mais le marxisme n’échappe pas à une virtuelle interversion totalitaire, parce que le télos utopique communiste et la dictature du prolétariat comme moyen de sa réalisation opèrent, même si c’est à long terme, un “dépassement des limites” des mouvements démocratiques et socialistes antérieurs. Sans doute faut-il distinguer, sur le plan de la politique, les Marx et Engels des années 1850 du Marx postérieur à la Commune, et surtout du vieux Engels. L’idée de transition pacifique que l’on admettait pour certains pays gagne une plus grande extension (toujours limitée par la perspective, au fond justifié, que la bourgeoisie pourrait s’engager dans une guerre contre la légalitl), et Engels finit par faire de la république démocratique la forme politique de la dictature du prolétariat (Critique du Programme d’Erfurt)[2]. Mais les ambiguités subsistent et c’est le marxisme des années 1850, et non pas celui des années 1880 et 1890, que le bolchevisme – mouvement qui se structurait sous une forme hautement centralisée et non démocratique – prendra pour base, en aggravant considérablement son côté autoritaire.

Voilà, à grands traits, la préhistoire – ou quelque chose de la préhistoire – des deux monstres. Mais quel sens ont-elles, ces préhistoires, et comment chacun des deux totalitarismes surgit-il à partir de là?

La préhistoire de la société bureaucratique est l’histoire d’une critique théorique et pratique du système. Mais qu’était ce système? Le système était une société ou le capitalisme prendrait corps, mais ou se développerait aussi la démocratie. L’objet pleinement développé auquel s’attaquait la critique socialiste, c’était le capitalisme démocratique. Mais, des le début, une ambigüité est apparue. La critique du capitalisme (au début, la critique de la société bourgeoise) était parfois, en même temps, la critique de la démocratie; et cela, on peut le dire, par un mécanisme qui pourrait s’exprimer de deux manières, en réalité complémentaires. D’un côté, selon le thème de Tocqueville, la compatibilité entre égalité et liberté ne s’établissait pas facilement. Sous certaines conditions, l’exigence d’ égalité entrait en contradiction avec celle de liberté. D’un autre côté – par un mouvement rigoureusement dialectique -, dépassées certaines limites, I’égalité (cela vaut aussi pour la liberté, mais dans un autre versant) tendait à s’intervertir en son contraire. Les conditions pour que le résultat des luttes révolutionnaires aboutissent à tout autre chose qu’à une société plus libre et plus égale étaient réunies, dans une certaine mesure, depuis le début.

La préhistoire du nazisme est, d’une certaine façon, celle de la recherche d’une nouvelle forme de domination après l’épuisement du modèle de l’Ancien Régime. “Le fondement du mode national-socialiste d’envisager la vie est la perception de la dissemblance entre les hommes”, lit-on dans un texte nazi (cité par Arendt, The Origins , op. cit. (III,11), p. 360, nº 51). La forme ancienne de cette philosophie de la “vie” s’était épuisée et il fallait retrouver un modèle capable d’intégrer, d’une façon quelconque, à l’intérieur d’un idéal inégalitaire, l’égalité démocratique. Paradoxalement, la nation, puis la race offraient cette possibilité. L’inégalité est ainsi camouflée de l’intérieur par l’idée de communauté populaire, et réapparait à l’extérieur, sous la forme de l’inégalité entre nations ou entre races. Le racisme interne, contre les juifs spécialement, était la contrepartie de l’exigence d’expansion externe, en vue de dominer les races “inférieures”. Le nazisme intègre d’ anciens schémas, au nom de la race plus qu’au nom de la nation, dans un nouveau registre.

En ce qui concerne le passage immédiat aux deux totalitarismes, c’est comme si, dans les deux cas, sous l’impact d’une “grande guerre”, le système s’était rompu dans un pays de rapide développement tardif et dans un pays en retard, avec un capitalisme émergent. En Allemagne, la démocratie de Weimar échoue – au moment de la montée de Hitler au pouvoir, le système n’avait plus grand-chose de démocratique -, mais il était très difficile, alors, d’essayer de rétablir les modèles autocratiques traditionnels. Le système s’écroule[3] et le nazisme occupera sa place, soutenu par des éléments hétérogenes souvent venus de la petite bourgeoisie, classe politiquement marginalisée, ballottée entre la droite et les partis de gauche[4]. En outre, on ne peut pas oublier l’appui qu’il a reçu de grands contingents de la jeunesse, y compris de la jeunesse étudiante. C’est une illusion que de supposer que le jeune veut toujours le progrès social; il veut un changement radical, mais celui-ci peut être, selon les circonstances, progrèssif ou régressif. Pour ce qui est de l’autre totalitarisme: sous l’ effet de la guerre aussi, la révolution démocratique n’a pas réussi à remplacer de façon stable le vieux pouvoir autocratique. La ruine de l’autocratie et de la démocratie a ouvert le chemin au mouvement bolcheviste d’octobre.

Qu’ est-ce que les deux totalitarismes signifient structurellement? Pour les penser, il faut bien définir leur autre et j’ai déjà indiqué que cet autre est, en sa forme la plus développé, le capitalisme démocratique, ce qui dénote une formation contenant deux éléments au moins virtuellement en opposition. Ce point est essentiel. L’autre n’est pas simpletnent le capitalisme, comme le prétendent les marxistes. Si nous omettons la caractérisation politique, nous n’avons pas d’éléments pour penser la signification de l’autre de cet autre que sont les totalitarismes. D’un autre côté si, comme le prétendent les libéraux, nous nous limitons à parler de démocratie – ce qui arrive souvent aujourd’hui en Europe – un élément essentiel se perd et la comparaison se fera aussi avec difficulté. II est évident, ainsi, qu’appeler les régimes occidentaux démocraties capitalistes et non pas simplement “capitalisme” ou “démocratie” (quand on veut les définir) implique de prendre des distances aussi bien vis-à-vis du modèle libéral que vis-à vis du modèle marxiste. Cela signifie: penser l’unité des deux. En particulier, il faut souligner le fait que la notion marxiste de mode de production, qui sans doute marque une époque dans l’histoire de la théorie sociale, se révele cependant impuissante pour construire une théorie des formes sociales contemporaines. Malgré sa fécondité et sa rigueur, ou pour cela même, dans les nouvelles conditions, elle a fini par devenir un obstacle puissant à la compréhension de ces formes. Si la démocratie a représenté une espèce de désengagement du pouvoir d’État par rapport à toutes sortes d’ incarnation, si elle désigne un espace qui n’est pas incarné par un individu, roi ou despote mais un lieu vide qui sera rempli par le mécanisme anonyme du choix populaire périodique (voir à ce sujet Claude Lefort, qui se sert des travaux de Kantorowicz), les deux totalitarismes rétablissent cette incarnation, par l’intronisation de la figure du chef, Führer ou guide des peuples-secrétaire général. Dans ce sens, les totalitarismes ne sont pas seulement l’envers de la démocratie, mais, d’ une certaine façon, un retour au passé. Mais les gouvernements totalitaires ne sont pas que cela et ne sont pas essentiellement cela. D’abord il faut y ajouter la présence d’une grande machine bureaucratique. Il faut se demander ce que signifient les bureaucraties dans les pouvoirs totalitaires. Les bureaucrates sont des fonctionnaires et, en particulier, des fonctionnaires de l’État; mais aussi du Parti, dans les États totalitaires. Leur pouvoir est issu de règles formelles plus ou moins strictes et, dans ce sens, la bureaucratie représente un élément formel par excellence, en contraste avec l’antiformalisme des formes autocratiques traditionnelles, même s’il y a eu despotisme plus bureaucratie dans le passé. L’incarnation du pouvoir dans le chef se complète ainsi, par ce qui, dans un sens, est son opposé, un pouvoir fondé sur des règles formelles abstraires. Ainsi, en rétablissant le pouvoir d’un chef, les totalitarismes semblent rompre avec le formalisme moderne et retourner au passé, mais ce retour apparent se conjugue en fait avec ce qu’il y a de plus formel dans les sociétés modernes. L’extrême de l’antiformalisme et celui du formalisme sont ainsi réunis dans les formes totalitaires. D’ autre part, contre les formes anciennes, les régimes totalitaires, on le sait, mobilisent le “peuple”, ils ne lui sont pas indifférents et essaient d’ obtenir son adhésion “du dedans”. A sa manière, terrible, le nouvel autoritarisme rend un hommage à la démocratie. Mais la signification la plus précise de cette question, comme d’ailleurs des questions antérieures, passe par une analyse différentielle des deux formes totalitaires.

S’il y a sans doute des convergences importantes entre les deux systèmes (domination totale, extermination de masse, etc.), il y a entre eux des différences considérables. Comment distinguer le nazisme du régime bureaucratique? Dans les deux cas, nous I’ayons vu, il y a trois éléments: le chef, la bureaucratie – bureaucratie d’Etat et bureaucratie du Parti – et un certain rapport aux masses. La forme générale de ces trois instances est commune aux deux totalitarismes. Mais l’articulation est différente. Notre point de départ pourrait être l’idéologie de ces formes, son contenu et sa fonction. Je commence par comparer cette idéologie, encare sous sa forme générale, à celle de la démocratie capitaliste.

Comme on le sait, dans les démocraties capitalistes l’idéologie véhicule, en même temps, vérité et fausseté. La démocratie n’est pas pure forme, pure illusion, elle constitue une “strate” réellement existante, mais une inégalité réelle lui est sous-jacente et s’y oppose. L’idéologisation – comme j’ai essayé de le montrer ailleurs – consiste à bloquer le passage de l’égalité démocratique à son contraire, l’inégalité capitaliste.

Dans les sociétés totalitaires, il se passe autre chose. On dirait que, dans le nazisme, ce que l’on incline à appeler idéologie est, d’un côté, pur mensonge et, d’un autre, vérité, révélation du régime. Les éléments de l’idéologie nazie sont, tout d’abord, l’idée de Volksgemeinschaft (communauté populaire), et ensuite un discours délirant (voir surtout Mein Kampf) ou le Juif apparaît comme un ennemi réunissant le capitalisme et le socialisme. La dominante générale de “l’idéologie” nationale-socialiste est le naturalisme. C’est au nom des lois naturelles que se présente le projet nazi. D’un côté, je viens de le dire, il y a un pur mensonge, ou presque. Il est difficile de dire que “la communauté populaire” a quelque vérité (elle a sans doute correspondu à une certaine expérience vécue mais, par-delà celle-ci, elle a bien moins de contenu que n’importe quelle représentation idéologique libérale). L’organicité des liens que cette idée prétend établir vise à oblitérer tout projet égalitaire, mais obscurcit en même temps l’idée d’inégalité elle-même. Pourtant l’éloge de la force brute, de la violence, du droit des plus forts, qui apparait dans le cadre du naturalisme, est une espèce de révélation du système. Dans ce sens, “l’idéologie” nazie, est, pour ainsi dire, le degré zéro de l’idéologie, ou plutôt, sa dissolution. Le régime nazi se montre comme l’affirmation pure et simple de la force brute et de la violence. Quant au “discours délirant”, qui a le Juif pour pivot, il est important qu’à l’intérieur de ce discours, on reconnaisse la critique du système dominant et la critique de la critique du système. Ainsi, dans “l’idéologie” nazie, moins que le clair-obscur de vérité et de fausseté qui se trouve dans les idéologies des démocraties capitalistes, on a une espèce de polarisation du pur mensonge et de la pure vérité, à la fois l’occultation et la révélation du système.

L’idéologie de la “société bureaucratique” a un autre caractère. Si, dans le nazisme, nous avons une critique ouverte et directe de la démocratie, démocratie qui irait dans le même sens que le marxisme, dans la “société bureaucratique” c’est le marxisme (un marxisme modifié) qui sert d’idéologie. lci réapparait un jeu de vérité et de fausseté, différent cependant de celui de l’idéologie occidentale; ce que l’on peut voir déjà par le fait qu’une instance critique des idéologies se présente ici, elle-même, encare que modifiée, comme idéologie. L’idéologie bourgeoise a comme ressort secret un blocage de l’interversion de l’instance “démocratique” dans l’instance capitaliste en tant que telle. Dans ce sens, elle n’est pas mouvement, mais le contraire du mouvement. Si l’idéologie totalitaire “de gauche” va apparaître essentiellement comme mouvement (historique mais aussi logique) – voir Hannah Arendt – c’est, au fond, parce que cette idéologie se fonde dans le discours critique marxiste qui opère l’interversion. Précisons: la critique marxiste avait montré I’existence de deux moments dans la démocratie capitaliste, approximativement ceux de la démocratie et du capitalisme en tant que tels, I’ un s’intervertissant dans l’autre. C’est ce discours critique sur l’interversion qui sert maintenant comme idéologie. Comment cela est-il possible? En réalité, pour devenir idéologie de la société bureaucratique, la critique marxiste doit subir certaines opérations. La plus importante est la suivante: dans la critique marxiste, il y a une espèce de “suppression hégélienne” entre liberté et non-liberté, égalité et non-égalité, au sens ou la liberté et l’égalité sont niées, mais sont en même temps affirmées (le marxisme n’a pas été suffisamment loin dans l’affirmation, mais de toute façon elle était présente dans la théorie). Dans la version bureaucratique, on a la négation pure et simple, négation vulgaire (ce qui configure un discours para-marxiste). La liberté bourgeoise devient, simplement, synonyme de non-liberté. Avec cela on liquide la démocratie; et la critique du capitalisme ouvre l’espace à une forme qui ne pourra pas être démocratique. Quelle est cette forme? lci s’impose l’analyse différentielle du phénomène bureaucratique dans chacune des formes totalitaires. Dans les deux cas, il y a bureaucratie, mais, dans le cas du nazisme, la bureaucratie laisse subsister le capitalisme, bien qu’elle le soumette au pouvoir nazi. Dans le totalitarisme de “gauche” – et voilà pourquoi la dénomination de “société bureaucratique”, faute de mieux, semble servir, bien que dans le nazisme aussi il y ait de la bureaucratie -, le capitalisme ne subsiste pas. L’exploitation économique se fait maintenant à travers l’État et non plus à travers le mécanisme capitaliste du profit. Dans ce sens, on comprend la présence de la critique marxiste, elle-même modifiée, comme forme de l’idéologie: la critique du capitalisme, vraie en elle même, se fait maintenant au service d’une nouvelle forme d’exploitation qui est la forme bureaucratique. L’emploi du marxisme sert ainsi à nier la démocratie et à ouvrir l’espace pour une nouvelle form de domination. La bureaucratie est, dans les deux cas, bureaucratie d’État et du Parti, et, dans les deux cas, le Parti domine l’État, ou est premier par rapport à lui. La police, institution privilégiée, passe de l’État au Parti et, par-delà le Parti, elle est contrôlée de près par le chef, ou par des gens directement liés à lui.

En même temps, la relation avec la “masse” est tout autre. Le nazisme atomise au maximum les individus qu’il soumet, ce qui a comme effet une dispersion extrême qui les rend identiques, comme individus-de-masse. Chaque individu ne se rapporte à d’autres qu’à travers le chef. Dans le cas de la “société bureaucratique”, on a aussi le culte du chef, mais ici la légitimation du système a un autre caractère, car il s’agit de la fidélité à un projet collectif de fondation d’un ordre social. Sans doute il y a aussi un projet dans le nazisme, mais il est secondaire par rapport au culte du chef et, d’une certaine manière, il s’y dissout. Dans le régime bureaucratique, au contraire, quel que soit le culte de la personnalité, il y a une instance autrement essentielle, qui sert de motivation. Sous cet aspect, le parallélisme entre le culte de l’histoire et le culte de la nature a des limites. Dans le cas de la “société bureaucratique”, l’universalité est présente et a un rôle fondamental.

L’atomisation est inséparable d’une universalisation forcée. Y aurait-il universalisation dans le nazisme? On affirme parfois que, au contraire du criminel classique, le criminel nazi universalise parce qu’il est au service d’un projet. Sans doute, inséré dans le contexte d’une histoire du crime, le nazisme apparaît comme universalisant. Mais dans le contexte de l’analyse des formes sociales et des projets sociaux, il se manifeste, sous bien des aspects, à cause même de son naturalisme, comme la négation de l’universel, comme l’éloge de la violence pour la violence, une espèce d’irruption de la physis à l’intérieur du nomos. Cette différence, disons-le en passant, explique le phénomene, signalé par d’autres, qu’il y a beaucoup de “staliniens” repentis, mais qu’il y a très peu de nazis qui se sont repentis. N’ayant pas d’universalisation, une bonne partie de ceux qui sont montés dans le bateau de l’hitlérisme savait très bien de quoi il s’agissait, ce qui a été certainement plus rare de l’autre côté.

Il en découle aussi la différence dans la structure psychologique de domination qui correspond à l’un et à l’autre régime totalitaire. Dans la “société bureaucratique”, nous avons un mécanisme essentiel de culpabilisation. L’individu se sent lié à un “nous” fonctionnant comme instance morale et lui faisant accepter toutes sortes de violences contre sa propre individualité. Dans le cas du nazisme, il ne s’agit pas proprement de cela. Il y a moins culpabilisation qu’exigence de loyauté par rapport au chef. Il n’y a pas de loi quasi universelle qui exerce la coercition. Elle se donne immédiatement dans une relation, d’une certaine manière externe, de chaque individu avec le chef. Pour cela même, la pratique des confessions et autorécriminations n’est pas caractéristique du nazisme, mais de la “société bureaucratique”. Dans le nazisme, lorsqu’il y a rupture, il y a en général liquidation pure et simple et non pas confession, autoculpabilisation et ensuite liquidation.

Les explications classiques faisaient appel, en général, à l’intérêt économique et au projet politique. On supposait que le nazisme pouvait s’expliquer comme une variante du capitalisme et que le processus d’ accumulation, la quête du profit devaient expliquer une soi-disant superstructure nazie. Dans le cas de la société bureaucratique, on croyait qu’il s’agissait d’une société de transition vers le communisme. lci, le déterminant ne serait pas le motif économique, mais des motifs politiques, la fin dernière étant une société sans inégalité et pleinement libre. Pour ce qui est du nazisme, ce qu’on a eu en fait ce fut l’irruption d’un mouvement dont le but fondamental n’était pas I’accumulation du capital, ni la simple expansion; un mouvement qui avait comme objectif l’extermination d’une partie importante de la population étrangere et aussi nationale, au nom d’un idéal de pureté raciale, de suprématie des plus forts au nom de prétendues lois de la nature. Les fins qu’on pourrait appeler utilitaires passent au second plan, mais aussi l’autofinalité de I’accumulation du capital. Ce nouveau régime inverse brutalement les valeurs traditionnelles, au fur et à mesure qu’il se concentre dans la guerre (voir les diatribes de Hitler dans Mein Kampfcontre les pacifistes). Il plonge dans la mortet dans la destruction, ainsi que dans le mensonge ou la fiction pure et simple. En outre, il croit à la pure nécessité historique (coexistant avec le volontarisme le plus extrême) et tend à faire disparaître la différence entre l’avenir et le présent, et entre la folie et la raison. Le régime totalitaire représente un nouveau registre de pures déterminations imaginaires, mais produites par une société hautement technicisée et, à sa manière, rationalisée. C’est comme si, avec la désagrégation politique d’une formation capitaliste, une espèce de non-État faisait irruption, tout en conservant un maximum de formalisme dans les moyens.

Dans l’autre cas, on supposait qu’il s’agissait d’une société révolutionnaire qui ouvrirait le chemin, en employant des moyens violents considérés en général comme nécessaires, à une société égalitaire et pleinement libre. En réalité, elle représentait tout autre chose. A la limite, une machine violente et irrationnelle comme le nazisme, ayant les mêmes caractéristiques: la fin de la différence entre fiction et réalité, entre innocents et coupables (mais ceci ne peut être attribué au nazisme que si on se situe en dehors de son idéologie raciste), une logique nécessitariste, etc. Mais le mécanisme interne est autre.

Prenons la question de l’extermination et de la terreur, qui caractérisent l’une et l’autre formes. Pour le nazisme, l’extermination des “races inférieures”, au-dedans et à l’extérieur du pays, n’exige pas beaucoup d’ explications. Elle est dictée par l’idéologie de la violence et de la force brute fondée dans le racisme. Les fins sont irrationnelles, mais ce sont des fins claires, et les moyens sont au service de ces fins là. Au moins globalement, c’est de cela qu’il s’agit.

Et la violence de la “société bureaucratique”? Comment l’expliquer? L’explication la plus simple est celle d’après laquelle il s’agit d’un mouvement qui vise des fins irrationnelles, comme le nazisme, mais sa finalité, ou sa référence essentielle, n’est pas la nature, mais l’histoire. En réalité, l’objet est plus complexe. Apparemment on devrait distinguer différents cas dans les mesures de terreur du totalitarisme “de gauche”. Un phénomène comme celui de la liquidation des paysans d’Ukraine au début des années 1930 pourrait s’expliquer jusqu’à un certain point – mais pas tout à fait – comme étant une forme parallèle à la violence nazie. On a décidé de détruire les paysans, considérés comme “ennemis de classe”, c’est-à-dire comme des ennemis dans l’histoire, tout comme les Juifs étaient des ennemis (mais plutôt des “êtres inférieurs”) dans la “nature”. Cependant, pour les autres genres de violences qui se révelent dans la société bureaucratique, il est difficile de suivre le même chemin. Les purges internes dans le Parti, dont il n’y a pas d’ équivalent exact dans le nazisme, malgré la liquidation de Rohm en 1934, semblent avoir un autre caractère. On a d’abord des possibilités d’ explications fonctionnelles, ce qui, génériquement, pourrait faire penser à nouveau au nazisme, mais sur une autre échelle. Les points décisifs sont ici la spécificité des rapports entre le chef et la couche bureaucratique sur laquelle il s’appuie, et – raison déterminante – la nature de cette couche. Dans la société bureaucratique, cette couche est nouvelle et remplace Ies anciennes classes dominantes. Elle peut offrir une plus grande résistance, c’est toujours, virtuellement, une menace. Dans le nazisme, il subsiste une ancienne classe capitaliste neutralisée et mise au service du système, à côté d’une masse atomisée, tandis que la bureaucratie, sans perdre ses fonctions dans la direction économique, est de façon beaucoup plus pure une machine politique, directement liée au chef. L’ambigüité initiale de l’idéologie nazie se dissout aussitôt, avec la liquidation du groupe de Rohm. Les forces de contestation restantes, une partie de l’armée et des Églises, des forces traditionnelles, demeurent neutralisées jusqu’au moment de la crise finale du système et, somme toute, n’atteignent jamais une très grande efficacité. Mais si les purges sont des mécanismes de protection du chef face à la bureaucratie, à partir d’un certain moment (à l’intérieur de l’âge “d’or” du système bureaucratique) elles semblent avoir pris la forme d’un automatisme social. En effet, dans la “société bureaucratique”, beaucoup plus que dans le nazisme, il y a une espèce d’ automatisme social de la violence qui fait penser à l’automatisme du capital par opposition à la circulation simple. Tout comme de la production visantau produit et à la consommation on passe à une production visant le profit, ce qui en dernière instance signifie accumuler pour accumuler, dans le cas du totalitarisme “communiste” on a au début une violence qui est au service de certains objectifs (d’une façon ou d’une autre irrationnels, mais rationnels dans la mesure ou il y a des moyens et des buts) et on passe à une espèce d’ automatisme, à une violence qui se nourrit de soi même. Si cela est vrai, la société nazie se caractérise par la présence de fins irrationnelles, au service desquelles se met une machine rationnelle; la “société bureaucratique”, en partie au moins, représente, plutôt, l’autonomisation des moyens violents. Un automatisme de la violence s’y instaure, dévorant tout type de finalité, malgré la présence aussi du modèle moyen rationnel pour une fin irrationnelle. Telles semblent être les différences générales entre nazisme et totalitarisme bureaucratique, ce qui nous donne comme résultat un cadre ou le nazisme apparaît dans l’idéologie et dans la réalité comme beaucoup plus consistant (pour cela même, différemment de son autre immédiat, il ne s’est décomposé que par l’action de forces externes, bien qu'”induites” par lui). Mais, à la fin, il y a convergence entre l’automatisme de la violence et la violence mise au service de buts irrationnels.

On a discuté la question de savoir si le nazisme représente un “retour au passé”. Dans un certain sens, oui. Pensons à la phrase que Goebbels a prononcée en avril 1933: “Avec cela [avec l’avenement du nazisme] l’année 1789 sera rayée de l’histoire.” De la même façon, Goebbels saluera la campagne de 1940, en France, “comme une victoire sur les idéaux pervertis’ de la révolution des sous-hommes de 1789”[5]. Mais le retour au passé n’est réel que dans le sens ou les idéaux inégalitaires sont de nouveau imposés (dans ce cas précis, dans le pays ou a eu lieu l’une des grandes révolutions anti-inégalitaires). L’Ancien Régime réapparait converti en physis. Dans l’autre totalitarisme, il n’y a pas de bond dans la physis qui réalise le passé. Le système naît d’ un projet radical de transformation sociale et se trouve immédiatement tourné vers le futur. Mais le futur se révele être la continuation du passé sous une autre configuration et cette figure est celle de l’automatisme de la violence sociale, l’emprise de l’antisocial dans la société, sans accent naturaliste. D’un côté, nous avons donc la négation de la société en nature comme seule manière de garantir la domination; de l’autre, la négation de la société en antisociété, au nom d’une prétendue libération sociale, mais finalement comme une nouvelle manière de garantir la domination (une forme aussi régressive). Dans un cas, une négation naturaliste du social qui reprend, dans un sens, le passé social; dans l’autre, un bond dans l’antisociété, qui, à sa manière, continue aussi le passé.

Nous avons déjà vu la signification historique globale de chaque cas. La société bureaucratique est le résultat de l’inversion d’une lutte qui passe de l’autre côté du miroir et inverse son sens. L’extrême gauche qui finit par se retrouver dans l’extrême droite. Cela est évidemment différent dans le cas du bolchevisme et dans celui du stalinisme, mais le premier, avec le projet de militarisation du travail, par exemple, ou avec la liquidation de toutes les oppositions, réalise déjà, à un premier niveau, cette inversion. Le totalitarisme nazi représente, proprement, la découverte d’un nouveau principe, nihiliste – qui, à la rigueur, est l’élimination de tous les principes-, lequel réalise l’inégalité (“réaliser l’inégalité” signifie ici détruire l’inégal “inférieur”).

L’interprétation que j’essaie d’ esquisser suit de près les auteurs auxquels je me suis référé, surtout Arendt et Lefort, mais elle s’en éloigne sur certains points plus ou moins essentiels. Par rapport à Arendt, comme le lecteur a pu s’en rendre compte, j’ai proposé deux geneses et non pas une seule genèse même complexe. Ce n’est pas qu’il n’existe pas de ponts d’une préhistoire à l’autre. Par exemple, l’idée, d’ origine hégélienne, des peuples “sans histoire” qui se trouve chez Engels (ou l’on dit qu’il y a des peuples contre-révolutionnaires destinés à la “disparition” et que cela est aussi du progrès)[6] n’est pas éloignée des thèmes des mouvements racistes. En outre, il y a beaucoup de phénomènes individuels de passage de l’extrême gauche à l’extrême droite. Peut-être le cas le plus intéressant est-il celui de Georges Sorel, qui professait un antiformalisme radical et un non moins radical culte de la violence. Ce théoricien de l’extrême gauche s’est révélé à la fin – et c’est ainsi qu’il a été considéré par les fascistes – comme un théoricien d’ extrême droite. Mais je crois, malgré tout, qu’il faut séparer les deux préhistoires et que leur réunion déséquilibre et obscurcit dans une certaine mesure l’analyse, remarquable, de Hannah Arendt. Certains auteurs, comme l’historien Yan Kershaw, affirment que ce qu’elle dit du nazisme est bien meilleur que ce qu’elle dit du totalitarisme “de gauche”. Elle a écrit beaucoup de choses intéressantes aussi sur ce dernier sujet, mais quelques-unes de ses caractéristiques et surtout sa genèse – genèse qui a quelque chose à voir avec son essence – disparaissent sous le voile de l’autre totalitarisme, qui fonctionne un peu comme l’ essence du totalitarisme en général.

Ma seconde référence, Claude Lefort, a apporté, avec Castoriadis (à qui je dois aussi beaucoup), une contribution très importante à l’analyse du phénomène bureaucratique[7]. Mais on y trouve peut-être une difficulté, si nous comparons le dernier livre de Lefort, La Complication, retour sur le communisme (1999), avec ceux qu’il a écrits auparavant. Dans les textes antérieurs il y a beaucoup de matériaux concernant la préhistoire de la société bureaucratique (par exemple, on y trouve une analyse remarquable de la Question juive de Marx, une critique du jacobinisme, etc.). L’idée de cette préhistoire est présente. Ensuite, Lefort a du affronter le problème que présentent les œuvres de François Furet, Martin Malia et d’ autres, des auteurs qui tendent à établir un continuum entre la préhistoire des sociétés bureaucratiques et ces sociétés. Le livre sur le communisme s’inscrit, avec raison, contre ces tendances, mais il le fait en coupant d’une certaine façon le rapport entre le totalitarisme “de gauche” et ces manifestations “préhistoriques” (le totalitarisme naîtrait d’une symbiose entre des traits capitalistes et le despotisme oriental, etc.). Or, sans refuser ce genre de référence, je dirais que c’est Lefort lui-même, qui nous a appris à prendre au sérieux le rapport entre le totalitarisme et certains mouvements et idéologies des XVIIIe et XIXe siècles. Entre la pure continuité et la pure discontinuité, il existe une vraie moyenne, mais il faut peut-être une nouvelle philosophie de l’histoire pour la penser. Sans avoir la prétention de la formuler, essayons d’analyser un peu la direction dans laquelle elle devrait aller.

Tout d’abord, il faudrait repenser la notion de progrès. De Rousseau à Benjamin, en passant par Marx, la pensée occidentale n’arrête pas de critiquer l’idée de progrès, mais de manière insuffisamment radicale (“radicale” ne veut pas dire “extrême”, mais “rigoureuse”, ce qui parfois est le contraire d'”extrême”). D’un côté, en reprenant une ancienne idée qui pourrait sembler banale mais qui est encore mal développée, il faudrait séparer rigoureusement ce que l’on pourrait appeler progrès moral et politique (au sens d’ éthico-politique) non seulement du progrès scientifique, du progrès technique et du progrès économique, mais aussi d’un certain type d'”innovation” (et innovation “para-révolutionnaire” et dans un sens “para-démocratique’) au niveau social et politique. Ceci est particulièremente visible dans le cas du bolchevisme. A ce propos, comme je l’ ai déjà dit, il ne me semble pas que la critique du progrès par Walter Benjamin soit bonne, et une expression de ses difficultés tient à son attitude insuffisamment critique vis-à-vis du bolchevisme. Le bolchevisme a été très messianique (lire les critiques de l’époque) et si le messianisme bolchevique n’est pas celui de Benjamin, l’idée même de “messianisme” a une affinité générique avec le bolchevisme; ce qui suffit pour compromettre une partie importante du potentiel critique de la pensée du philosophe. Mais le bolchevisme est en même temps une idéologie du progrès (ce qui n’exclut pas, au contraire, qu’elle soit une idéologie régressive). Si cela est vrai, Benjamin, critique du progrès, semble être tombé, malgré lui, dans l’escarcelle du progrès par la voie du messianisme. Pour ce qui est de Marx, l’idée d’un progrès contradictoire tel qu’on le trouve chez lui est très riche, mais, par ce qui a été dit, on peut voir, peut-être, dans quelle mesure elle est insuffisante. Le XXe siècle oblige à penser d’une manière beaucoup plus radicale la contradiction dela régression-avec progrès (il ne s’agit pas – uniquement – d’ un progrès contradictoire au sens d’un progrès technique avec une exploitation croissante, mais d’un progrès dans les techniques et avec des innovations (et des innovations para-révolutionnaires) dans les formes sociales, qui est en même temps régressif du point de vue éthique ou éthico-politique. Cela est étranger à Marx). Il ne s’agit pas non plus de revenir à Rousseau, bien que la convergence qu’il suggere entre régression morale et progrès scientifique soit un grand point de départ. Il n’y a pas de retour à Rousseau: entre autres choses, il s’agit de pluraliser, beaucoup plus, progrès et régression. Dans le même sens, il s’agit d’introduire une idée d’histoire qui donne un poids plus grand- à moins qu’il ne s’agisse d’un poids différent- à l’idée de possibilité historique.

On dirait qu’il y a une ligne de progrès technique et d’innovation sociale ascendante qui peut coexister avec des formes socio-politiques éthiquement (éthico-politiquement) régressives ou bien progrèssives, ou encore qui représentent le statu quo, c’est-à-dire la simple conservation de ce qui existe (les défenseurs du statu quo sont représentés en général par la droite non extrême). Le nazisme et la “société bureaucratique” sont des formes clairement régressives, quelles que soient leurs réalisations techniques et dans un sens “sociales”. Cela est évident, mais on a encore beaucoup de difficultés à effectuer pleinement ces distinctions. Nous pouvons penser, d’ autre part, à des formes progrèssives : quelque chose comme la social-démocratie nordique des années 1960 pourrait être qualifié de cette façon. Il y a, finalement, les régimes du statu quo, ceux qui conservent la forme actuelle, la forme actuelle dominante étant la démocratie capitaliste. Cette dernière n’est ni progrèssive au sens éthico politique, ni régressive mais, étant donné ses contradictions internes et leur pouvoir explosif, elle peut se révéler finalement régressive.

Comment interpréter ce qui a été dit ci-dessus sur les préhistoires des totalitarismes, à la lumière de cette idée d’histoire? Je crois que la chose la plus importante à dire est que la situation d’un mouvement ou d’un parti par rapport à la régression et au progrès moral et politique est toujours incertaine. Les positions politiques ne se disposent pas sur une ligne droite, mais sur une ligne courbe: non pas dans un espace euclidien, mais dans un espace courbe. Dans ce sens, lorsque l’on demande “une politique la plus à gauche possible”, comme le fait parfois l’ extrême gauche, on perd de vue que la politique la plus à gauche possible est à droite. Ce qui est régressif n’est pas nécessairement de droite, bien que l’on puisse dire que son point extrême sera à droite; et le progrèssif n’est pas non plus nécessairement de gauche. La préhistoire des totalitarismes est autant l’histoire des mouvements de régression que l’histoire de l’interversion des mouvements progrèssifs en mouvements régressifs. Mais cela ne signifie pas condamner sans plus les mouvements progrèssistes, même si nous pouvons et devons critiquer d’emblée quelques-uns de leurs traits. Ces mouvements n’étaient pas régressifs en eux-mêmes. Il est cependant sur qu’ils contenaient en eux-mêmes des possibilités de régression. Qu’ils s’affirment à la fin progrèssifs ou régressifs, cela dépendra des circonstances historiques, ce qui inclut aussi les décisions des leaders, les positions des théoriciens, etc. Le marxisme a certainement quelque chose à voir avec les formes totalitaires, mais du premier, on n’arrive pas sans plus aux dernières. Il portait en lui un germe de ce possible, c’est tout. Il portait aussi, pourtant, d’autres éléments, ce qui signifie qu’il faut aussi les soumettre à la critique. L’erreur de Furet et compagnie n’est pas d’indiquer des éléments totalitaires dans la tradition de la gauche mais d’ aller trop loin dans la “déduction” de ce qui allait s’ensuivre.

Si l’un des dangers pour les partis et mouvements de gauche est de dépasser les limites, en allant à l’ extrême droite par l’ extrême gauche, il y a aussi un autre danger bien que celui-ci dépasse les limites de mon sujet: celui de se déplacer de la gauche au statu quo, à la simple démocratie capitaliste. La tragédie du siècle consiste en ce que, avec le bolchevisme, puis le stalinisme, la gauche est allée de l’extrême gauche à l’extrême droite, tandis qu’avec la social-démocratie, ou une partie de la social-démocratie, elle a marché de la gauche à la droite La gauche à devant elle deux abîmes: la droite, qui représente le statu quo, et une extrême droite, à laquelle elle arrive à travers la gauche. En général, on ne voit que le premier danger, car on ne pense pas la disposition des formes politiques en ligne circulaire. Entre ces deux abîmes, il y a le projet d’une démocratie socialiste, à partir de ce qui existe aujourd’hui comme démocratie, mais au moyen d’une mutation fondamentale future qui doit pourtant être pensée dès le présent.

Un problème qui se pose ici, mais auquel il a déjà été, en partie, répondu, est celui de savoir si le nazisme et la “société bureaucratique” appartiennent au passé. Après la chute du mur et la fin de l’URSS, peut-on encore parler de sociétés bureaucratiques et, en général, du danger d’un dérapage bureaucratique? On se demande aussi si le nazisme est un problème d’ actualité ou si le nazisme et les différents fascismes sont morts avec la défaite de l’Allemagne en 1945.

En ce qui concerne le premier point, je crois qu’il n’est jamais inutile d’insister: la bureaucratisation n’est pas un phénomène du passé. Elle existe toujours et elle est toujours un danger. Je dirais même que les organisations de gauche secrètent de façon continue des formes et des idées bureaucratiques et, sur le plan macro-social, il existe encore des pays où l’on trouve ce régime. Que le problème de la société bureaucratique soit actuel est compréhensible, car, comme nous l’avons vu, elle peut émerger chaque fois que la gauche critique le capitalisme en ne le séparant pas de la démocratie. Or, la confusion entre les deux choses – même si historiquement elles peuvent coexister, en tension – continue à avoir lieu et c’est même le cas général en Amérique Latine. La gauche continue à être aveugle au fait que ce qui existe dans la plupart des pays occidentaux ne doit pas être défini simplement comme capitalisme, mais comme capitalisme démocratique (ce qui, sans doute, signifie une démocratie “impure”, car frottée de capitalisme, mais démocratie malgré tout), et aveugle aussi au fait que, si ce régime peut certainement mener à des catastrophes et à des régressions, il existe des formes éminemment régressives par rapport à lui (au moins comme possibilités historiques). Si l’on ne pense pas qu’ aujourd’hui il y a ou il peut y avoir des formes régressives par rapport au capitalisme démocratique (expression contradictoire, c’est sur, mais… ) on risque de retomber dans le bureaucratisme, faisant de la fin de la démocratie le prix de la fin du capitalisme. Sinon directement, cette fausse position est souvent soutenue indirectement. La possibilité de bureaucratisation (je me réfère ici au sens que j’ai donné dans ce texte à “société bureaucratique”, non pas à la formation de bureaucraties en général, celle des partis démocratiques par exemple) existe à chaque instant. Le stalinisme n’est qu’une forme de Ia société bureaucratique, laquelle subsiste encore et pourra subsister assez longtemps sous forme macro-sociale, outre sa récurrence possible sur le plan micro-social.

Quant au nazisme (et aussi au fascisme), il suffit d’analyser les progrès de l’extrême droite dans des pays comme la France et l’Autriche – en France, elle a subi une chute récente, qui peut être provisoire – pour constater la réalité du phénomène[8]. Quand l’extrême droite arrive à obtenir 15 % des voix lors d’une élection, il est impossible de dire que le fascisme est une chose du passé. D’autre part, l’existence de larges couches d'”apolitiques” et d’abstentionnistes, ainsi que de forces très réactionnaires dans un pays comme les États-Unis (je ne me réfère pas à leur gouvernement, que l’on pourrait qualifier de droite mais pas d’extrême droite, mais aux “radicaux” du système), représente un danger réel de réapparition, en l’occurrence catastrophique, du phénomène. lci se pose l’exigence d’une critique de l’emploi courant du terme “fasciste” ou “totalitaire” au sujet de phénomènes qui ne leur correspondent pas exactement. Et plus encore: une critique s’impose de la tendance – qui va dans le même sens et représente, en quelque sorte, son thème général – à penser toute l’histoire du siècle comme une simple histoire du capital et du capitalisme écrasant les “masses” exploitées. Je dirais même que si on lit ainsi l’histoire du siècle, faisant du “capital” l’unique référence sur le plan social, on ne peut même pas faire une bonne histoire de la culture (histoire littéraire, histoire de l’art ). L’histoire du XXe sièclede recèle beaucoup de choses essentielles, en général terribles, qui n’ont pas de rapport fondamental avec le capital et qui ont dû se refléter d’une façon très marquée dans la littérature et dans l’art du siècle. D’ autre part, le rapport entre les microcosmes et le macrocosme est bien plus compliqué qu’on ne le suppose. – On prétend voir dans la mondialisation un “totalitarisme”. Sans doute, la mondialisation et l’idéologie néo-libérale exercent-elles un poids extraordinaire, qui rend difficiles les manifestations de résistance. Mais appeler cela, aujourd’hui, totalitarisme, est excessif. Le totalitarisme est autre chose: le contrôle presque total sur les individus, l’absence de toute liberté démocratique et beaucoup plus encore. Il est vrai qu’à long terme et avec une autre direction, la mondialisation et l’idéologie néo-libérale peuvent déboucher sur quelque chose de ce genre.

Je termine par deux références polémiques.

Il y a quelques années, le supplément hebdomadaire d’un important journal de São Paulo publiait un texte d’un critique allemand assez connu au Brésil, R. Kurz, sous le titre de “Totalitarisme économique” (Mais!, São Paulo, 22 septembre 1999). Le texte commence par ces mots: “Le terme ‘totalitarisme’ est devenu une espèce de croquemitaine pour la philosophie politique occidentale. Est toujours totalitaire ce qui ne passe pas par l’économie de marché ou la démocratie […].” L’essence de l’argumentation du journaliste consiste à mettre sur le même plan ce qu’il appelle totalitarisme économique, concept qui du reste désigne pour l’auteur non pas seulement le néo libéralisme mais différentes formes de modèles interventionnistes dans les économies capitalistes, et les formes totalitaires nazies ou staliniennes. Ainsi, le New Deal de Roosevelt, sans être assimilé au nazisme ou au fascisme, apparaît cependant à un niveau identique: “Sous certaines conditions historiques, comme en Russie et en Allemagne, la marche en avant de ce processus social a pris la forme du mouvement totalitaire de masses et de dictature; mais aux États-Unis aussi, la mobilisation du New Deal a été suivie de parades militaires, de cortèges, de feux d’artifice de propagande politique. II s’agissait de renfermer la société ‘comme un tout’ et de lui ‘donner une secousse’, bien au-delà des objectifs politiques et militaires immédiats.” Ainsi, l’intervention de l’Etat à la manière de Roosevelt, au moins de façon générique, serait identique à celles de Staline et de Hitler. Ceci signifie probablement qu’en cas de conflit entre Roosevelt et Hitler, il serait inutile de choisir l’un des deux… En citant Hannah Arendt, qui parle des individus exposés (dans le totalitarisme) “à des processus surhumains de la nature ou de l’histoire”, l’auteur commente: “Ce qui [… ] est dénoncé comme essence du totalitarisme n’est rien d’ autre que l’essence du libéralisme elle-même”, et cela parce que l’économie politique bourgeoise et la philosophie des Lumières ont eu “la prétention de mettre en exécution chez les hommes les lois de la nature et de l’histoire.” Mais le problème est que de l’appel à l’histoire ou à la nature à la manière de Condorcet, de Smith ou de Stuart Mill à celle de Rosenberg ou à celle qui est exposée dans Mein Kampf, il y a une “petite” distance. L’auteur homogénéise des choses essentiellement différentes. Et le secret de cette homogénéisation réside, selon notre auteur, dans le fait que, aussi bien dans le nazisme et dans le stalinisme que dans les démocraties capitalistes, il existait ou il existe la “forme marchandise”. Si on le prend au sérieux, on doit dégager de ce texte l’idée qu’il n’y a pas de différences essentielles entre des régimes comme celui de la Suède et du Danemark dans les années 1960, de l’Allemagne dans les années 1940, de la Russie dans les années 1930, ou de la France dans les années 1990 et que voter pour les socialistes ou pour l’extrême droite lors des élections européennes ne doit pas faire non plus de grande différence. Le pire, c’est que des textes comme celui-là sont présentés comme des modèles de lucidité critique. En réalité, ils ne sont pas faux seulement du point de vue de l’analyse des formes sociales. Ils nous désarment devant les fascismes renaissants et, de par leur radicalisme caricatural, ôtent toute efficacité à la critique du capitalisme.

Encore un exemple pour terminer. Il y a deux ans, une revue marxiste de São Paulo publiait un artide traduit de l’italien, intitulé “La démocratie, quel piège !” (Praga, São Paulo, nº 4, décembre 1997). On peut y lire: “Tant que la société entière est gouvernée par les lois aveugles d’une économie rendue autonome, quelle que soit la forme d’administration ‘politique’ de la société, elle sera toujours obligée de suivre le Diktat qui impose le développement de la marchandise. La fin de la politique marche pari passu avec la fin de ce qui habituellement s’appelle ‘démocratie’.” (C’est moi qui souligne.) Voici de nouveau l’homogénéisation des formes à partir du “fétichisme de la marchandise”. II y a là quelque chose comme un Fétichisme du “fétichisme de la marchandise” (dans les textes de l’auteur cité plus haut, on distingue aussi le fétichisme de la nécessité historique, une conception providentialiste de l’histoire, qui suppose un “Jugement dernier”, etc.). L’auteur du texte traduit de l’italien essaie de rendre illégitime toute lutte démocratique, à partir de l’idée que cette démocratie n’est pas la vraie. Sans doute, celle-ci n’est pas la “vraie”, mais elle est infiniment différente de la non-démocratie; et il y a de bonnes raisons de supposer qu’à partir des germes qui sont déjà là, il sera possible de construire quelque chose de plus solide. La lutte contre le capitalismc entendue comme lutte contre la démocratie, au nom de la critique de la “forme marchandise”, n’est pas seulement utopique, mais politiquement néfaste, pour les raisons que j’ai indiquées.

J’ai cité ces deux textes – le dernier visait le public latino-américain – parce qu’ils expriment bien une perspective qui n’est pas la mienne et qui, à mon avis, doit être critiquée à l’intérieur de la gauche.

Le capitalisme ne peut pas être mis en question de manière efficace si l’on suppose toujours qu’entre la démocratie (même bourgeoise) et l’absence de libertés démocratiques (pour ne pas parler du totalitarisme) les différences sont négligeables. Cette croyance est la “maladie de maturité” d’une bonne partie de la gauche, plutôt en Amérique latine qu’en Europe, où la gauche a d’autres maladies…

Traduit par Danielle Ortiz Blanchard Traduction modifiée et texte refondu par l’auteur.

Révision par Pierre Magne.

Notas

  1. L’importance attribuée à la genèse n’implique, en principe, aucune appréciation différentielle. De la différence de genèse l’on ne conclut pas que l’un soit “meilleur” ou “moins mauvais” que l’autre.
  2. “S’il y a quelque chose de sur, c’est que notre Parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver au pouvoir (Herrschaft) que sous la forme de la république démocratique. Celle-ci est même la forme spécifique pour la dictature du prolétariat, comme l’a déjà démontré la grande révolution française” (Marx-Engels, Werke (nouvelle édition), Dietz Berlin, 1990, p. 235, souligné par R.F.)
  3. Cet “écroulement” a été bien réel, même s’il n’a pas eu un caractère aussi spectaculaire que l’écroulement qui marque l’arrivée au pouvoir de l’autre totalitarisme.
  4. Dans l’analyse de l’ensemble du processus allemand, il me semble impossible de laisser dans l’ombre le rôle de l’ ethos aristocratique-guerrier souligné par Norbert Elias. Pour en donner un exemple: que l’Allemagne (avec l’Autriche), comme l’ont montré les historiens de la seconde moitié du XXe siècle, ait eu une responsabilité majeure dans le déclenchement de la guerre de 1914-1918 (guerre dont on ne saurait sous-estimer les conséquences pour le processus postérieur), cela s’explique, peut-être, non seulement, de façon “négative”, par le “retard” de l’Allemagne sur le plan des relations de force internationales, mais, de façon positive, par l’ethos guerrier de la bureaucratie militaire qui la dirigeait. Ce genre d’explication (bien entendu, il s’agit d’ un élément explicatif, non tautologique cependant, malgré les apparences) renvoie, à sa manière, au célebre “retard” de l’Allemagne, mais dans un registre original. Qu’elle réhabilite à sa façon certaines intuitions du sens commun, ne semble pas être une raison suffisante pour l’invalider.
  5. Voir K.D. Bracher, Hitler et la dictature allemande. Naissance, structures et conséquences du national-socialisme, Complexe, 1995, pp. 31 et 80, nº 15.
  6. “La prochaine grande guerre ne fera pas seulement disparaître (verschwinden) du sol de la Terre des classes et des dynasties réactionnaires, mais aussi des peuples réactionnaires entiers. Et cela est aussi un progrès.” (Engels, article “Ungarn” (“Hongrie”), de janvier 1849, publié par la Nouvelle Gazette rhénane Aus dem literarischen Nachlass von Karl Marx und Friedrich Engels… , Dietz, Berlin-Stuttgart, 1923, III, p. 245, souligné par R.F.). Sur le problème, voir le remarquable Friedrich Engels et le problème des peuples sans histoire de Roman Rosdolsky (j’ai consulté la traduction espagnole de Conrado Ceretti, révision de Maria lnés Silberberg, Cuadernos de Pasado y Presente, nº 88, Mexique, 1980).
  7. Les différences entre Castoriadis et Lefort, dans l’appréciation de l’histoire contemporaine, sont assez importantes, au moins si nous considérons les textes des années 1980-1990.
  8. Les événements postérieurs ont montré que j’avais raison de mentionner l’Autriche. Mais j’ai oublié de mentionner le cas de l’ extrême droite russe, évidemment essentiel (je remercie Carlos Fausto pour cette dernière remarque).