2006

Sur la technophobie

por Gérard Lebrun

A Charles Bonnefond

Jean-Pierre Séris, dans la présentation de son livre intitulé La technique, reconnaît qu’il combat dans cette œuvre ceux qui soumettent depuis quelques décennies les fameuses questions kantiennes: “Que puis-je savoir? Que dois-je faire? Que m’est-il permis d’espérer?” à une étrange transformation. A en juger par certains, notre époque se poserait plutôt les questions inverses: “Que dois-je ignorer? Que dois-je m’abstenir de faire? Que dois-je craindre ?” Ce qui justifierait ce passage à la crainte et à la méfiance, c’est l’impact, pour sûr inédit dans l’histoire, que l’expansion des techniques produit à une vitesse croissante sur l’existence humaine, suscitant ainsi des inquiétudes sans précédent. C’est en 1970 que surgit le terme bioéthique, “science de la survie” d’apres son inventeur, le Nord-américain Potter. Et récemment, en 1995, le Comité international de Bioéthique a proposé pour plus de sécurité de déclarer le génome humain “patrimoine commun de l’humanité”. Qui aurait pensé, il y a vingt ans à peine, que de semblables déclarations de principes deviendraient un jour urgentes? Voici certainement ce qui alimente le discours de ceux qui stigmatisent l’irresponsabilité du “progres technique”. Voici des raisons sérieuses d’encourager ce que nous appellerons avec Séris la technophobie.

Contre celle-ci, l’auteur ne prend jamais parti idéologiquement, ceci doit être souligné. Loin d’opposer sa conviction à une autre, il nous invite à prendre du recul par rapport aux discours passionnels. II n’adopte pas de posture systématiquement contraire aux détracteurs de la technique, et il est d’ailleurs quelquefois d’accord avec eux sur des questions concrètes. Comme eux, par exemple, il pense que le “génie génétique” doit être soigneusement encadré par des prescriptions juridiques, visant de plus à ce que celles-ci soient formulées avec un maximum de précision … technique. Tranquillisons-nous: rien dans ce livre ne minimise les dangers que telle intervention technologique “risquée” ou telle autre pourrait apporter à la biosphère ou à la vie animale. Il s’agit à peine d’opposer la nécessité d’analyses au moins un peu précises à ceux qui se contentent de concepts vagues dans la défense d’interdictions fréquemment imprécises, et même dangereusement imprécises.

C’est à une critique de la raison technique que l’auteur nous appelle. Mais il note aussi que les débats tumultueux amplifiés par les moyens de communication ne font que retarder l’avênement de cette critique informée. Critiquer n’a jamais été synonyme de diaboliser: en utilisant le mot critique, ni Marx ni Kant ne prêchaient une chasse aux sorcières. Pour eux, critiquer, c’était désigner les limites de la validité d’un discours qui n’avait pu se développer que dans l’ignorance ingénue de ces limites. Les anathèmes proférés par les “technophobes” nous éloignent d’une critique entreprise avec cet esprit de rigueur. Nous parlions de “concepts vagues”. Fournissons-en quelques exemples très simples. A commencer par “la techniquez” dont on parle comme d’une personne morale – ce qui est commode pour la controverse.

Elle est surtout ce qui ne se réduit à aucun des arts, ce dont on parle et auquel on pense en le laissant toujours entre parenthèses. Personne n’oserait faire à propos de la chirurgie ou des télécommunications par exemple les affirmations que l’on fait couramment sur la technique, ou elles deviendraient rapidement insoutenables ou extravagantes.

Symptomatique également est l’usage de l’anglicisme technologie, qui efface la différence entre la chose et le discours sur la chose: “[… ] la criminologie n’a rien à voir avec l’exécution du crime[1]. Plus critiquable encore est le néologisme technoscience, employé pour désigner très nébuleusement une symbiose entre la technique et la science, dont on n’a dans la plupart des cas pas pris la peine de préciser les modalités[2]. Soulignons d’ailleurs que le succès de ces mots est révélateur de la situation quotidienne qui est la nôtre actuellement, par rapport aux objets techniques: ceux-ci sont en même temps si sophistiqués et si faciles à manipuler qu’ils “réduisent à zéro la compétence exigée de l’usager[3]. Le fait qu’un “capital colossal de savoir technique” soit à notre service est entièrement compatible, sans aucun paradoxe, avec cet autre fait que “nous sommes, bien plus que nos ancêtres, dispensés de toute habileté technique”: pour communiquer avec l’autre extrémité du monde, il me suffit de savoir composer dix numéros sur un clavier… “L’homme contemporain n’a plus la nécessité de faire appel à ses propres ressources techniques. Tout se passe comme si le plus économique et le plus efficace était de reléguer la ‘technologie’aux techniciens ou aux technologues. La technologie, c’est le problème de l’autre […][4].”

Or, cette ignorance des usagers; qui croit dans la même proportion que l’ingéniosité des fabricants, prédispose le public à croire plus facilement en une malignité intrinsèque de la “technique”. II suffit qu’un Tchernobyl ou, sans aller aussi loin, qu’une panne d’électricité de grandes proportions à New York, ou encore qu’un gamin astucieux arrive sur son ordinateur à arracher des secrets du Pentagone pour que les objets “merveilleux” que nous utilisons à tout moment (les thaumata comme disaient les Grecs pour se référer aux machines) redeviennent au moins potentiellement des objets maléfiques. De l’émerveillement à la peur, la distance est courte. Et c’est précisément la peur que veulent nous inculquer très explicitement ceux qui argumentent en faveur d’un contrôle indispensable du “progrès technique”. Un des plus connus d’entre eux est le philosophe allemand Hans Jonas, qui a publié en 1979 une “éthique pour une civilisation technologique” sous le titre Le Principe de responsabilité. Le livre de Jonas est importante et a eu une grande répercussion. Pour ne pas sortir de mon sujet, je me permets de l’aborder ici de façon très elliptique (mais avec un grand respect), dans le seul but de citer quelques exemples des arguments technophobes qui rendem J.-P. Séris insatisfait. J’ajoute que je ne me serais pas risqué à parler de Jonas sans les commentaires pénétrants que lui a consacrés Bernard Sève en français[5].

D’après Jonas, la puissance technologique moderne crée des risques tout à fait inédits. De par l’impulsion qui l’anime, elle est condamnée à une progression (ou à une fuite en avant) illimitée, ne serait-ce que par la capacité qu’elle seule possède de réparer par des innovations les dommages qu’elle cause. Ce pouvoir qui croît de par son simple exercice, Jonas le nomme “pouvoir de second degré”, le distinguant du pouvoir (“de premier degré’) que l’homme exerce sur la nature grâce à la technique, c’est-à-dire à l’image qu’il s’est fait traditionnellement de l’homo faber et de son pouvoir d’intervention, en principe toujours contrôlable, vu qu’articulé par une instance consciente qui agit volontairement. C’est Bacon qui a créé une formule pour ce “pouvoir de premier degré”: “Savoir, c’est pouvoir”; un principe bien conçu peut immédiatement se traduire par une règle de pratique personnelle. S’il en est ainsi, pourquoi songerions nous à nous protéger contre les effets d’une technique qui n’est qu’application de la science? Mais Bacon ne prévoyait pas que ce pouvoir “deviendrait maître de lui­ même[6]“. A partir du moment où le progrès technique est devenu l’équivalent d’une force naturelle, il est urgent de créer un “pouvoir de troisième degré” qui restitue à l’apprenti-sorcier le contrôle de la force qu’il a déclenchée: “Ce qui est nécessaire maintenant”, écrit Jonas, “à moins que la sentence ne soit prononcée par la catastrophe elle-même, c’est un pouvoir sur le pouvoir”: Quelle autre solution le penseur “réaliste” pourrait-il proposer? L’échec de l’idéal baconien est patent, vu que son application nous a conduit à un point où la sujétion de la nature s’est de façon absurde transformée en destruction de la nature, dans laquelle le despotisme exercé par l’espèce humaine a fini par mettre en danger son existence même. Pour se convaincre de cet échec, il suffit de prêter attention à la croissance démographique exponentielle (due en grande partie aux progrès de l’hygiène) et de regarder en face la situation apocalyptique qui se dessine, à savoir “l’imminence d’une catastrophe universelle, au cas où nous laisserions les choses suivre leur course actuel[7]“. Il est vrai que cette prise de conscience est d’autant plus difficile en Occident, où les mentalités ont été formées selon une manière de penser que Jonas appelle “utopique”, contre laquelle il mène l’un de ses principaux combats (peut-être le plus digne d’intérêt). L'”utopie” à laquelle il se réfere ne doit pas être comprise au sens étymologique: c’est la forme de pensée que propose un modèle de communauté en soi-même réalisable (comme la République de Platon) et digne d’orienter I’action politique. Les utopies sont des mythes qui ont toujours été liées à la notion de “progrès”. Jonas reconnaît qu’elles ont parfois été “indispensables” pour orienter l’action des grandes masses. Même si elles promettent à des groupes humains (ou même à la population mondiale) la prospérité ou l’augmentation de la prospérité, elles sont cependant les Sirènes par excellence, qui nous détournent de la tâche primordiale aujourd’hui: restreindre la croissance (et essentiellement celle des pays développés et “dilapidateurs”, que la simple équité obligerait à “payer la note”). Les ligues qui suivent expriment assez bien l’idée de cet oracle sombre:

ln summa: la restriction, et non plus la croissance, devra devenir le mot d’ordre et celui-ci sera encore plus problématique pour les prêcheurs d’utopie que pour les pragmatiques non liés à une idéologie […] D’où ce calcul purement pragmatique: renoncer à un rêve chéri d’adolescent – et c’est ce qu’est l’utopie pour l’humanité – devient un commandement de l’âge adulte[8].

Et que pourrait être cet “âge adulte”? Pour le comprendre, il faut au moins concevoir “un nouveau type d’action”, propre à une humanité qui serait avant tout soucieuse de sa survie en tant qu’espèce et qui s’emploierait à ne faire absolument rien qui puisse causer le moindre dommage à l’existence des générations futures. Cette humanité se soumettrait à un impératif catégorique dont Jonas présente quatre formulations dès le début de son livre. En voici une: “Agis de façon à ce que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur la Terre[9]“. Jonas souligne ensuite ce qui distingue cet impératif de celui de Kant: ce n’est pas seulement qu'”il s’oriente beaucoup plus vers une politique publique que vers une conduite privée”, mais surtout que l’être rationnel et social qui I’enfreint n’entre pas en contradiction. II n’y a aucune contradiction dans l’idée d’une humanité absolument insouciante du sort de ses descendants (“Après nous, le déluge!”) Ainsi Jonas reconnaît-il dès le départ qu’il est extrêmement difficile de “légitimer théoriquement” ce qui constitue la pierre angulaire de cette éthique, à savoir I’obligation d’éviter un mal qui ne concerne pas notre génération et de ne jamais choisir “le non-être des générations futures en raison de l’être de la génération actuelle”. II peut arriver, dit-il, que cette légitimation soit “impossible sans recours à la religion […]”. C’est une autre difficulté suscitée par l’impératif limitatif de la technologie: de quelle manière les humains pourraient-ils s’engager effectivement dans ce “nouveau type d’action”? Comment pourraient-ils concrètement sentir l’impératif comme impératif? La réponse de Jonas est essentielle pour notre discussion: ce n’est qu’en expérimentant le sentiment de ménace que la “technologie” fait planer sur l’humanité que nous serons capables d’entrevoir l’image de l’homme que nous devons préserver à tout prix, et par conséquent de déterminer quelles sont les interventions techniques à proscrire. C’est la peur et rien qu’elle qui pourra rendre effective notre “nouvelle manière d’agir”. Peur à la fois “instruc­tive et mobilisatrice” ajoute Sève, dont l’analyse perçoit très bien cette idée essentielle dans l’argumentation de Jonas:

Les maux réels par lesquels notre technologie menace le futur de l’humanité, personne ne les connaît; nous devons donc les imaginer, c’est la première obligation de l’éthique de la responsabilité… Nous devons nous faire peur, pas comme le font les garçons avec les histoires de fantômes, mais avec d’inquiétants futurs possibles. La peur est le véritable sentiment moral (il joue chez Jonas de rôle du respect chez Kant) – mais il s’agit d’une peur délibérée[10].

Au lieu de ridiculiser cette pédagogie phobique, essayons de rendre justice à Jonas en l’opposant sur ce point à son adversaire “utopiste”. L”utopiste” professe que les techniques du futur seront certainement capables de remédier à tous les effets pervers du “progrès”. Il ne s’inquiète donc pas trop des dommages que celui-ci provoque, sûr qu’il est qu’ils seront neutralisés par des innovations techniques à venir. Il est impossible qu’il n’en soit pas ainsi si l’on admet que le progrès, en principe illimité, ne peut devénir (provisoirement) néfaste qu’en raison de blocages causés par tel ou tel système de coercitions sociales; et que, une fois libre de ces entraves, il réalisera toutes ses prouesses. Pour quelle raison les engrais artificiels ne permettraient-ils pas à la terre “de produire mille fois plus de fruits”? Pour quelle raison notre chimie organique ne créerait-elle pas des matières premières de façon plus rentable que celles qu’une physis parcimonieuse et pauvre a produites pendant des millénaires? Ces idées ne sont du reste en aucune manière absurdes[11]. Ce qui est contestable dans la position de l'”utopiste”, c’est qu’il fait abstraitement confiance à d’éventuelles performances techniques et se croit ainsi autorisé à négliger des problèmes graves auxquels il n’ébauche même pas de solution… Nous pourrions citer d’autres exemples de cette “irresponsabilité” critiquée par Jonas. II est regrettable que des philosophes qui méditent aujourd’hui sur l'”Histoire” (ou la “fin de l’Histoire”) ne s’intéressent plus au phénomène de l’explosion démographique quand les projections pour le début du XXIe siècle apportent de l’eau au moulin des Cassandres. Si une masse humaine dont la croissance a été tres longtemps limitée met aujourd’hui en péril l’équilibre écologique, qu’en sera-t-il de la planète quand ce pillage irréfléchi sera multiplié par une population encore plus importante qui luttera pour sa survie? II serait léger de s’en remettre, comme Panurge, à un optimisme de principe dans la “technique” pour conjurer cette menace.

Nous ne pouvons donc qu’être d’accord avec Jonas quand il stigmatise la confiance dans les progrès de la “technique” qui serait tellement aveugle qu’elle nous dispenserait de prendre au sérieux les périls bien réels qui menacent la survie de l’espèce. Mais que signifie dans la pratique le remède qu’il préconise, c’est-à-dire l’autolimitation impérative de la puissance technique? A en juger par ses mots, le seul espoir, c’est que l’humanité (sous-entendu: les gouvernements, les instances internationales) arrive à reprendre le contrôle de la force démoniaque qui a déjà largement échappé à ses usagers. II faut noter que cette recette est d’esprit platonicien: il revient aux usagers (dans ce cas aux représentants autorisés de l’espèce humaine) de fixer les limites de l’intervention technique et de les fixer avec la plus grande rigueur. “C’est la simple possibilité que l’essence ou l’existence humaine soit menacée par une action qui doit interdire absolument cette action[12]. Ainsi, je n’ai absolument pas le droit de commettre un acte qui, quels que soient ses motifs, pourrait (et toute la force de l’impératif réside dans ce mot pourrait) causer le moindre dommage à la survie de l’espèce, et à sa survie dans l’état où elle se trouve en ce moment. Le problème, c’est que l’usager n’est ici détenteur d’aucun savoir, à la différence de l’usager platonique: il a tout au plus des pressentiments quant à la nocivité possible d’une intervention technique déterminée. Ce qui est très peu pour lui conférer un pouvoir de censure d’une telle importance. Jonas lui-même, dit Bernard Sève, indique que “on ne peut jamais savoir si à long terme une innovation technologique ou médicamenteuse déterminée aura des effets hautement indésirables sur nos descendants”. La “peur” indéfinie ne viendra-t-elle pas alors nous faire pencher contre l’innovation, en faveur de l’abstention? Prendre en considération l’impératif ne risque-t-il pas de paralyser toute initiative? On sait combien l’impératif kantien limite l’action.

Mais il comprend au moins un test, celui de l’universalisation de la norme personnelle en une idée, atteignable par chacun, permettant de reconnaître si la norme de l’action est “morale” ou non. Rien de tout cela n’arrive avec l’impératif actuel: notre simple ignorance du futur nous empêche de décider si une action déterminée se soumet ou non à l’interdiction. C’est par conséquent la décision d’éloigner le risque possible qui devrait pratiquement toujours prévaloir. Risque par rapport à la survie et à l’intégrité de l’espèce, mais aussi par rapport à la survie et à l’intégrité de la nature, qui a également un droit, précise Jonas, celui de “la protection pour son propre bien” (même s’il faut exdure l’intérêt de l’espece humaine)[13].

L’intérêt de la pensée de Jonas sur ce point (que nous ne voulons en aucun cas présenter comme un “obscurantiste” pas plus que nous ne voulons le caricaturer) réside dans le fait d’énoncer avec fermeté et cohérence la thèse d’une soumission de principe de l’activité technique à une instance qui détient le savoir du bien. Avec Jonas, l’éthique reprend des forces, correspondant aux attentes de ceux qui célebrent à l’heure actuelle son “retour”. C’est que ce “retour” est selon lui le seul moyen de mettre fin (s’il n’est pas déjà trop tard) à une crise culturelle et philosophique sans précédent, “que même un Aristote ne pouvait pressentir”.

L’intellect pratique émancipé qui a produit la “science”, un héritage de l’intellect théorique d’Aristote, n’oppose pas seulement sa pensée à la nature, mais aussi à son action, et d’une manière pas bien compatible avec le fonctionnement inconscient de l’ensemble: dans l’homme, la nature même a été perturbée, et ce n’est que dans sa faculté morale […] qu’elle a laissé une porte de sortie incertaine à la sécurité perturbée de l’autorégulation[14].

Ces mots, assez impressionnants, indiquent à eux seuls que Jonas parle en tant que philosophe et non comme un “bien-pensant”. “Chez l’homme, la physis elle-même est perturbée [… ]” et les idéologies “utopistes” depuis Bacon ont normalisé cette “perturbation”. A cette situation pathologique, seul le “retour de l’éthique” est capable de mettre une fin, en établissant des normes pour contenir un pouvoir d’agir marqué par l’hybris qui se soustrait à toute régulation. Tâche d’ailleurs ingrate, vu que la mentalité “techniciste” a relativisé normes et valeurs, exactement quand Prométhée, libéré, rendait plus que jamais indispensable I’autorité de ces normes et valeurs. Ainsi, il est d’autant plus urgent d’édifier un pouvoir normatif supérieur capable de domestiquer “une technique qui est devenue sauvage, d’une certaine manière”[15]. Ce pouvoir, nous ne pouvons pas ne pas le rapprocher de la politique telle qu’elle était conçue par Aristote, qui la définit comme un art architectural “qui établit quel type de sciences chaque classe de citoyens doit apprendre et jusqu’à quel point leur étude sera poussée[16]“. Mais une question se pose alors – et avec beaucoup plus d’urgence qu’au IVe siècle: quel degré de compétence dans la discipline en question devra être exigé du “comité de sages” qui sera le porte-parole de la communauté éthique? Qu’est-ce qui pourrait autoriser des “spécialistes en éthique” à exercer une censure sur des recherches qui ne sont, techniquement parlant, pas de leur domaine? Un simple impératif catégorique sera de peu de valeur pour décider de l’urgence de protéger I’ozone atmosphérique, et pour stipuler quels produits industrieis “destructeurs d’ozone” il convient de proscrire. II est évident que le gardien des valeurs morales ainsi qualifié tombera rapidement dans des discussions casuistiques et s’y perdra. Car la difficulté consiste à déterminer les cas dans lesquels l’impératif doit entrer en vigueur. Est-il facile, demande Bernard Sève, de “définir la limite” au-delà de laquelle il faut arrêter l’intervention du génie génétique[17]? Jonas prétend que ce dernier ne doit pas éliminer le hasard (dans la détermination du sexe de l’embryon, par exemple). Serait-il cependant raisonnable de laisser agir le hasard, même si une intervention “permettrait d’empêcher la transmission héréditaire d’une maladie grave”? Résolution louable. Mais le fait est, comme le note Séris, que la science et les techniques sont fréquemment les meilleurs instruments de protection de l’environnement: “Tout un pan de l’activité technique de notre époque et de l’activité la plus inventive est consacrée à trouver des solutions aux problèmes posés par la technique[18]“. Et ce sera vers les techniciens que nous nous tournerons pour recycler des résidus, créer des moteurs non polluants, des énergies “alternatives”. “La nature a encore besoin de l’art”, elle en a besoin plus que jamais, pour réparer les dommages que l’homme lui inflige (et qu’il lui a infligés, soit dit en passant, bien avant la Révolution Industrielle). En somme, il n’est pas difficile de faire surgir des apories là ou les technophobes ne présentent que des bonnes intentions. C’est une bonne intention qui conduit les technophobes à lutter contre les facteurs de risque (transport d’hydrocarbures, nucléaire), mais c’est un manque de prudence qui leur fait négliger les effets possibles de l’élimination brutale de ces derniers (pour la production d’électricité, pour l’industrie pharmaceutique, les fertilisants … ). Il faut bien reconnaître qu’une pensée comme celle de Jonas nous laisse sans fil d’Ariane dans ce labyrinthe.

Une autre objection de Jean-Pierre Séris qui va dans la même direction me semble mériter une attention particulière. Il serait temps de remettre en question l’image conventionnelle du technicien obtus, nécessairement indifférent aux problèmes du bon usage des techniques, “de l’activiste pratique, nécessairement irresponsable, qui se poserait seulement des questions techniques[19]. Ne serait-ce pas plutôt le technophobe qui, emporté par sa passion, forge ce mélange de M. Homais et de Dr Folamour? L’éthique des philosophes n’a pas le monopole des avertissements contre les dangers du “progrès”: après tout, ce sont les biologistes qui attirent l’attention surdes problèmes et des dilemmes éthiques completement nouveaux (et auxquels ils sont confrontés, eux, dans leur pratique professionnelle). Cela vaut la peine d’examiner sous cet angle la récente révolution biotechnologique, exemple de cette imbrication entre science et éthique. C’est dans les années 70 que l’on a découvert (en prenant d’ailleurs à rebours les pronostics les plus autorisés) la possibilité d’agir sur le génome et de retoucher, au moyen des “enzymes de restriction”, le programme génétique – et même de fabriquer par “additions génétiques” des plantes résistantes aux parasites, des espèces animales améliorées[20]. Paroxysme de “l’utopie” technologique: l’ancienne physis (autant celle d’Aristote que celle de la troisieme Critique) se voyait spectaculairement transformée en un nouveau domaine de la poiesis. “Le patrimoine génétique n’est plus seulement une question de fait ou un héritage, mais un terme parmi d’autres de l’activité productrice humaine. L’être vivant devient un produit, objet d’un brevet, reconnaissance officielle de son inventent et producteur[21]. Or, il suffit de lire certaines déclarations eugénistes qui ont suivi cette révolution pour être prêts à céder à cette “peur” que nous recommande Jonas. Pour­ quoi le cacher?

Que se passe-t-il pourtant, quand on passe à l’examen de cas spécifiques? Séris en expose un certain nombre sans faire preuve d’aucune partialité “technophile” à faveur du génie génétique. Il se contente de garder la tête froide: quand ses analyses le conduisent à des positions proches de celles de Jonas, ce n’est certainement pas sous l’effet de la “peur”. En premier lieu, la thérapie génétique est un fait que nous devons dorénavant prendre en compte: il est possible de signaler les risques de maladies d’origine génétique et de les prévenir en implantant des “genes correcteurs”, de sorte que la prévention de l’hémophilie, de la myopathie, etc. est maintenant à portée de la médecine. “La biotechnique fait naître une espérance médicale raisonnable, même si l’éradication des maladies héréditaires reste un objet inaccessible […]

Qui prendrait la responsabilité de refuser un instrument technique d’une telle importance[22]? En second lieu, alors qu’une intervention sur les cellules somatiques ne produit pas d’effets sur la descendance, “une manipulation des cellules germinales élimine du patrimoine génétique la mutation qu’elle rectifie[23]. Avec cela, nous sommes maintenant face à une nouvelle situation épistémologique: il ne s’agit plus de corriger une malformation à l’échelle individuelle, mais d’éliminer de l’espèce une mutation que “l’ingénieur” considère comme néfaste par rapport au prototype d'”homme normal” qu’il a conçu. Or, comment peut-il décider préalablement de la valeur d’une mutation? Il n’est pas impossible que ce qui semble être un défaut ou un inconvénient dans notre situation présente se convertisse dans d’autres circonstances en un atout. La possibilité “n’est pas exclue” que la non-coagulation du sang soit un avantage pour l’hémophile dans des siècles de “voyages interplanétaires routiniers[24]“. Comment a fortiori ébaucher le profil de l’homme normal du futur? Seul celui qui pourrait prévoir les performances de notre lointain “neveu” et les circonstances dans lesquelles celles-ci vont se réaliser en serait capable.

A l’origine de l’eugénisme, comme dans celle de nombreux fantômes moins spécifiquement technologiques, notez-le bien, que volontaristes ou constructivistes, il y a – aussi extravagant que cela puisse paraître – la méconnaissance de notre état d’ignorance plus ou moins total par rapport à “l’Histoire” à venir. Méconnaissance ou amathia, comme disaient les Grecs pour désigner le fait d’ignorer. .. qu’on ignore. Irréflexion très semblable à celle des utilitaristes, par exemple, quand ils définissent la valeur morale d’un acte par le solde de plaisir et de souffrance qu’il cause, comme si un agent pouvait être capable de connaître les conséquences totales de chacun de ses actes. Hayek s’est montré surpris par le fait que des penseurs respectables aient pu ainsi “ne pas prendre en compte ce fait crucial qui est notre ignorance inéluctable de la plupart des faits concrets, et proposé une théorie qui postule une connaissance des faits réels de nos actions individuelles”[25]. La même observation vaut pour les eugénistes, quand ils prétendent travailler pour l’amélioration de l’espèce: le simple usage du mot améliorer implique (ou devrait impliquer) que l’on possède les données relatives à tous les problèmes, autant biologiques que techniques que nos descendants vont rencontrer …

Mais laissons de côté ces fanfaronnades futurologiques implicites. Et demandons-nous, toujours avec Séris, ce que signifie cette autre prétention de fixer “des normes de la valeur vitale, comme de la valeur humaine[26]“. Cette ambition ne serait légitime que si la norme biologique était assimilable à la norme technique, c’est-à-dire au modèle auquel se conforme un fabricant pour obtenir des produits uniformes sur tel ou tel aspect: 1,44 m, c’est la distance normale entre les rails d’une voie ferrée[27]. Or, il est pour le moins contestable de rapprocher a priori toute norme de la “norme” comprise dans ce sens. C’est une confusion que la mentalité bureaucratique fait souvent, elle qui ne connaît en matière de normes que celles de la normalisation, ne trouvant pas du tout absurde que tous les types de performances (autant les diplômes concédés par les universités “européennes” que le nombre de décibels émis par les tondeuses à gazon du même continent) soient identifiés à celles-ci. La détermination normalisatrice de la taille, de la couleur des cheveux et des yeux, etc., en fonction de l’archétype de “l’arien blond” n’est finalement rien qu’une forme-limite de cette confusion – et le délire raciste ne fait que caricaturer une illusion plus insidieuse et moins “politiquement incorrecte”. Pour dissiper cette confusion, Séris oppose fermement, à la suite de Georges Canguilhem, la normalisation technique à la normativité propre à l’être vivant. Cette dernière notion est décisive pour l’examen des prétentions eugénistes, car elle permet de comprendre dans quelle mesure tout découpage entre le normal en soi et le pathologique en soi est arbitraire, et pas seulement dangereux. Un mutant, écrit Canguilhem, mérite d’être traité comme “normal” s’il apparaît comme normatif dans certaines conditions d’existence, c’est-à-dire s’il “disqualifie toutes les formes passées, dépassées et peut-être trépassées[28]. Le normal n’est rien d’autre que Ie “temporairement viable dans un environnement déterminé” et cette étiquette de normalité n’est concédée à un être ou à une espèce qu’en raison de la normativité qu’ils manifestent, en entendant par là “l’indépendance par rapport aux coercitions imposées par le milieu et la capacité à dépasser les obstacles imprévus rencontrés dans ce milieu”. C’est la différence de nature entre les deux notions de “norme” qui nous assure que le biologiste en tant que tel (et non pas en tant qu’être éventuellement idéologisé) ne peut même pas songer à planifier l’évolution de l’espèce: il est conscient de “l’ignorance inéluctable” qui rend insensée l’idée même de valorisation par rapport au futur. II est aussi conscient que ceux qui rêvent d’un contrôle de la vie ne feraient en vérité que travailler à son appauvrissement. Car l’idéal de la normalisation serait celui d’une répétition de l’identique, à contre-courant de la vie, dont la “sagesse” ressemble à celle célébrée par Leibniz dans le fascinant paragraphe 124 de la Théodicée:

La vertu est la plus noble qualité des choses créées, mais ce n’est pas la seule bonne qualité des créatures; il en existe une infinité d’autres qui attirent la bienveillance de Dieu; de toutes ces bienveillances résulte le plus grand bien possible; et le fait est que s’il n’y avait que vertu, s’il n’y avait que des créatures rationnelles, il y aurait moins de bien. Midas se vit moins riche quand il n’eut plus que de l’or[29].

Cette nécessaire profusion de différences inclut certainement “échecs” et monstruosités. Mais n’est-il pas préférable, si l’on prend en compte notre ignorance, de tolérer les malformations plutôt que de les extirper à l’aveuglette? Procéder à des coupes dans cette variété serait très certainement dévastateur. “La société humaine se développe à partir de la diversité des talents et des capacités de ses membres; même si nous avions la possibilité de diriger l’évolution, nous n’aurions aucune idée de la variété particulière des talents qui nous seraient nécessaires[30]“. Ces lignes d’un historien de la biologie relèguent aux illusions “utopiques” toute prétention de fixer le devenir biologique, mais ce n’est pas pour autant qu’elles suggèrent qu’il faille recourir à l’impératif éthique de Jonas.

Car c’est un des arguments de Jonas que nous trouvons ici, ou plutôt que nous croisons: quand il analyse, pour justifier “l’interdiction absolue” de toute opération à risque, la différence entre la manière d’opérer de la physis et celle de la technique. Si l’on doit proscrire tout risque que cette dernière pourrait représenter pour la survie de l’espèce, c’est surtout parce qu’elle n’opère pas dans la même temporalité que l’évolution biologique, laquelle possède pour cette raison les moyens de corriger les hasards malheureux. Dans une page remarquable, Jonas oppose ainsi le travail patient et tâtonnant de la nature à celui de la technique, qui progresse “à pas colossaux” et à une vitesse completement différente. “C’est par de petits détails que l’évolution travaille, ne risquant jamais tout d’un coup, et c’est pour cela qu’elle peut se permettre d’innombrables erreurs de détail, parmi lesquelles sa façon de faire, lente et patiente, sélectionne les rares impacts, eux­ mêmes réduits[31].

Or, en remplaçant ce tâtonnement de la nature par un contrôle rationnel, le planificateur eugéniste qui prétend éliminer les malformations du hasard annulerait pour le coup et beaucoup plus sûrement les chances de correction automatique des “erreurs”, jusqu’à ce que certaines d’entre elles deviennent irrémédiables. L’idée est proche de la critique qu’Hayek adresse à ceux qui ne reconnaissent pas que les règles sociales utiles, loin d’avoir pu être éditées par un législateur qui chercherait la réalisation d’un objectif, n’ont pu être sélectionnées que naturellement, au cours d’une lente évolution qui a procédé par tentatives et erreurs. Et Hayek se demande: pourquoi considérer que cette origine des règles est inacceptable? Parce qu’on ne différencie pas un ordre social spontané, dans lequel les règles sont indépendantes par principe de toute recherche d’objectif, d’une organisation (comme un gouvernement, une administration, une entreprise commerciale), dans laquelle les règles n’ont de sens que par rapport à l’exécution de tâches déterminées[32]. L’opposition entre physis et techne, en somme, est du même ordre dans un cas comme dans l’autre. Mais Hayek nous permet aussi d’entrevoir l’intérêt d’une délimitation critique qui puisse déterminer en connaissance de cause la limite au-delà de laquelle une intervention technique serait par dessus tout incongrue et en cela potentiellement dangereuse. C’est vers cette “critique de la raison technique” que nous oriente explicitement le livre de Séris. Mais il convient de préciser que, comme toute “critique” au sens kantien, celle-ci ne pourra être qu’une autolimitation, effectuée principalement par le technicien qui réfléchit sur sa pratique (comme c’est le cas des biotechnologies). Cette critique ne concevrait donc plus “la technique” comme un monstre à apprivoiser coute que coute. Elle stipulerait – comme l’a fait la critique kantienne pour la raison théorique – la limitation du droit qui s’impose à l’activité du technicien au lieu de dresser devant celle-ci une barrière qui ne serait fixée qu’en fonction de la “peur” et des fantasmes qu’elle alimente, de façon nécessairement arbitraire, il faut bien le dire. Nous l’avions déjà suggéré: les controverses suscitées par les technophobes ne font que retarder l’avènement de cette critique. Pour quelle raison exactement? Peut-être parce que la simple “peur”, une fois de plus mauvaise conseillère, ne leur permet pas de désigner convenablement leur adversaire. Cette suggestion peut paraître énigmatique. Nous essaierons de la préciser en nous tournant vers l’École de Francfort.

L’intérêt que le thème de la civilisation “technologique” a suscité à l’École de Francfort était lié au besoin tôt perçu de mettre à jour pour le XXe siècle une critique sociale d’inspiration marxiste. Prenons un exemple. Une mutation a eu lieu depuis la fin du XIXe siècle sur la question de la “légitimation de la domination”, c’est-à-dire dans l’ensemble de croyances et de valorisations qui assurent la loyauté des gouvernés vis-à-vis du pouvoir. A l’époque de l’économie libérale, on faisait essentiellement appel à l’impératif de stabilité de la propriété (des rapports de production, en termes marxistes) pour que les “citoyens actifs” acceptent les affres de la domination. L’implantation du suffrage universel rendait en soi insuffisant ce mode de justification: l’État ne doit plus seulement garantir la liberté du marché mais aussi veiller à l’intégration des citoyens dans la société, à leur sécurité économique minimum et même à leurs opportunités de promotion sociale. Tels vont donc être les principaux titres de “crédibilité”, et par conséquent de légitimité du pouvoir: la tâche proprement politique change ainsi de nature: elle ne consiste plus à fixer et à atteindre des fins, mais à prévenir les dysfonctionnements qui menacent la stabilité d’un système social. Et ce seront les spécialistes (gestionnaires, économistes) qui seront les plus aptes à mener à bien cette prophylaxie sans laquelle la légitimité du pouvoir se désagrégerait. Celui-ci devient donc de plus en plus dépendant de leurs informations et pronostics, dans la mesure ou la politique devient essentiellement conçue comme une recherche de solutions à des questions d’ordre technique[33].

De ce fait, le Prince finit ou finira par céder sa place au “conseiller du Prince”, et la dénomination politique traditionnelle s’efface devant une administration soucieuse de maintenir la survie du corps social. Hobbes s’était fait l’annonciateur de ce changement d’essence de la politique: l’art politique n’est plus lié comme chez Aristote au “bien vivre” de la société, mais simplement à sa survie. Ou encore, dit Habermas, la politique ne dépend plus de l’activité pratique mais de I’activité instrumentale qui “exerce une régulation permanente du processus économique” et rationalise en cela tous les aspects de la vie en commun. lci s’impose la référence au processus de rationalisation qui a accompagné le développement du capitalisme d’après Max Weber. C’est à propos d’une réflexion sur Max Weber que Marcuse offre l’une de ses premières analyses de cette technicisation intégrale de la vie sociale moyennant l’édification de grands appareils de régulation (administration, droit, gestion des entreprises … ). En s’emparant ainsi de l’ensemble de nos pratiques, la rationalité instrumentale (Zweckrationalitat) remplace la rationalité normative (Wertrationalitat) jusqu’à laisser celle-ci, pour ainsi dire, sans autre fonction que celle d’alimenter des rhétoriques pontifiantes. La dérive bureaucratique des sociétés “développées” n’est rien de plus qu’un aspect de cette usurpation menée à bien progressivement par la raison instrumentale – celle qui ne fonctionne que suivant des impératifs hypothétiques (si… alors.. .). Comment est-il compréhensible historiquement que cette “raison” ait eu suffisamment d’audace et de force pour se lancer dans une telle entreprise? La réponse à cette question doit être cherchée dans la symbiose entre science et technique. Les analyses de Marcuse au sujet de la “technique” ont pour objectif de rendre intelligibles les conditions de possibilité et les conséquences de cette conjonction, caractéristique des temps modernes.

C’est en visant cet effet qu’il forge son concept de technologie. Le mot désigne pour lui un “processus social” ou encore une “forme d’organisation et de perpétuation (ou transformation) des rapports sociaux” dont I’appareillage technique existant “ne représente qu’un facteur parmi d’autres[34]“. Comprise de cette façon, la “technologie” marque une nouvelle étape dans les rapports entre les techniques et la science. A l’étape antérieure, les sciences exactes – et en particulier la chimie – ont imprimé une domination technique sans précédent sur la nature. D’ailleurs, cette étape est survenue bien plus tardivement que ne le supposent certaines lectures forcées des classiques (“maîtres et possesseurs de la nature” etc.): les plus illustres pionniers (Huyghens, Newton) ne pouvaient “agir eux-mêmes sur la nature ou même imaginer une telle action à grande échelle[35]. II est important de situer exactement cette époque ou la technique émerge comme force productive, afin de la distinguer de l’étape suivante, pendant laquelle la “technoscience”, qui a déjà rendu bien plus considérable notre maîtrise de la nature, apparaît comme un processus collectif organisé, subversif des rapports sociaux et institutionnels.

Une des caractéristiques de cette nouvelle étape est que les “hommes de science” (en français “scientifiques’néologisme très symptomatique du changemem de mentalité) ne sont plus considérés comme des théoriciens: ils constituent une main d’œuvre et l’on peut parler de la “connaissance” comme du produit de “l’industrie de la découverte” à laquelle ils som intégrés[36]. L’invention devient alors une branche de la production et n’est plus l’apanage de quelques génies solitaires. Et la “capacité cérébrale” existante dans les instituts de recherche et dans les laboratoires en vient à être considérée comme un matériau disponible… Cette subversion culturelle, analysée particulièrement par Serge Moscovici, est bien plus que l’effet d’une simple croissance des forces productives – et l’un des mérites de Marcuse est d’avoir souligné l’originalité du phénomène pour le public philosophe. S’il n’y est pas attentif, le philosophe se satisfera pleinement d’une conceptualisation qui ne s’applique plus à la réalité. Un unique exemple de la profondeur de cette mutation, que j’emprunte à Moscovici: pouvons-nous encore employer les mots savoir-faire et aptitude comme au temps ou ces activités ne concernaient que le cerveau, les musdes ou l’appareil sensoriel humains? Avec l’autonomie acquise par les objets techniques, le savoir-faire ne se limite plus à l’individu biologique; l’aptitude ne doit donc plus être comprise comme un ensemble de règles capables de s’inscrire dans le comportement d’un individu de manière à le qualifier pour une tâche spécifique. “La notion d’aptitude doit céder la place à celle d’information: ce qu’on assimile et transmet, c’est un certain volume d’informations opératoires” qui ne sont plus “la propriété de celui qui leur est associé[37]“.

Marcuse va dans la même direction en constatant que les progrès de la “technologie” permettent “l’interchangeabilité des fonctions”. “La base sur laquelle reposait la distinction traditionnelle entre le savoir spécialisé (technique) et le savoir universel semble se réduire[38]. C’est un exemple parmi d’autres de la véritable mutation que l’individu subit, une fois transformé en un composant de la “technologie”.

Cette mutation est-elle nécessairement maléfique? Il serait imprudent de décider à partir de simples impressions et sans différencier suffisamment les étapes successives de la technique – comme ceux qui font abstraitement peĝser sur l’informatique les mêmes aggravants que le XIXe siècle pour ce qui est de ses machines. Au lieu de déplorer par principe une nouvelle forme “d’aliénation”, il faut faire remarquer que le travail à l’époque des ordinateurs a moins que jamais été réduit à un fonctionnement machinal… Voici l’occasion où ce dangereux et singulier transhistorique, “la technique”, mérite toute notre méfiance. De plus, ne perdons pas de vue le rôle libérateur (en ce qui concerne les opérations mécanisées) joué non pas par les machines proprement dites, mais parles automatismes. Libération de l’esprit pour d’autres tâches, libération de l’artisan de la spécialisation qui le subjuguait, et l’on obtient alars un individu toujours plus apte à la polyvalence. Et Séris invitera les détracteurs de la “technique” à méditer ces lignes un tant soit peu provocatrices de Leroi-Gourhan:

Parler de notre dépassement par les techniques est un faux problème: les techniques ont normalement la capacité de dépasser, et le problème angoissant n’est probablement pas celui-là… L’homme ne serait pas humain si les techniques ne lui avaient pas échappé des le début, si elles n’avaient pas abandonné les champs cérébraux futurs à ce qui devait suivre[39].

Ce commentaire sert de contrepoids à Marcuse et à indiquer certaines réserves par rapport à un auteur qui s’est quelquefois contenté de formules trop abstraites (à commencer par “technologie”). Mais il serait encare plus injuste dele considérer comme un gourou illuminé et de rejeter sans examen l’idée qu’il développe d’un progres technique mu par sa propre impulsion et aujourd’hui tellement indépendant des acteurs qu’il ne se soumet qu’aux normes d’efficacité qu’il engendre. Je vais même jusqu’à penser que certaines analyses sociologiques de Marcuse seraient encore plus “actuelles” ces dernières années du siècle que dans les années 60: il est manifeste que dans plusieurs branches du savoir institutionnalisé (université, instituts de recherche, médecine hospitalière) la bureaucratie finit par remettre en question, au fur et à mesure que sazone d’influence et de décision augmente, les critères d’appréciation de la compétence et même la finalité de l’institution. Le problème est de savoir, en tout cas, si ces faits constituent vraiment des accusations contre “la technique” et les techniciens: nous butons ici aussi sur l’imprécision des formules…

Mais il faut donc choisir un terrain sur lequel la critique de la frénésie “technologique” soit étayée par une étude anthropologique: pour ce faire, nous suivrons la recommandation d’Habermas quand il souligne l’affinité entre Marcuse et Arnold Gehlen.

Affinité certainement bizarre à première vue, puisque l’œuvre de Gehlen est très éloignée idéologiquement de Marcuse. Mais Habermas révele un a priori qu’ils partagent, à savoir qu’il existe une évolution autonome des techniques. Comparées à celle-ci, pense Gehlen, toutes les révolutions (Age de Bronze, “Révolution Industrielle”) n’ont eu que des effets superficiels. Le fait originel et décisif, c’est que l’homme, au lieu de se satisfaire de sa main comme instrument, a produit des outils et a ainsi créé des instruments auxquels il a progressivement confié l’exécution des fonctions pratiques de l’organisme : celles de l’appareil locomoteur (la main et le pied), celles de l’appareil sensoriel (ouïe et vision) ensuite et finalement celles de l’instance de commandement: le cerveau. Dorénavant, avec l’apparition des machines capables d’apprentissage, “nos moyens techniques imitem dans leur ensemble le processus de l’action instrumentale[40]. Libérer l’humanité de I’exécution de l’activité instrumentale, tel est en somme le sens du formidable perfectionnement des artefacts tout au long de l’histoire. Telle est “l’évolution interne” dont Gehlen a été – Habermas le reconnaît – le premier à énoncer la “loi”.

Cette loi possède au moins deux corollaires. Premièrement, son énonciation nous procure un soulagement (assez relatif) en nous garantissant que l’homme n’ira pas au-delà de l’étape de l’automatisation, “car on ne peut indiquer d’autres domaines d’aptitudes humaines qui puissent être objectivés[41]” – une limite ayant été atteinte que Séris appelle avec élégance “le vertige au bord de la falaise”. Deuxièmement, (et ce point est moins rassurant), cette loi tendancielle de remplacement complet de l’homme par la machine reconnaît une prépondérance maximale et de plein droit de l’activité instrumentale – et c’est là précisément que s’ébauche une convergence objective entre Gehlen et Marcuse, aussi diamétralement opposées que soient leurs vues sur une société dominée par la rationalité technologique. En deçà de cette différence d’appréciation, il y a cette certitude commune: entraîner l’espèce dans un processus “méta-humain” faisait partie de la vocation de la technique et de son développement, et il n’est plus possible de penser infléchir ou contrôler ce processus par les moyens de la politique – au moins tant que nous serons prisonniers de cette civilisation en crise, ajoute Marcuse.

Si nous adhérons à cette thèse, comment ne pas pencher en faveur de la réaction de Marcuse? Il semble indéniable que nous sommes en train d’assister à un déclin de l’être humain en tant que centre de décision et à son intégration assez rapide dans un système qui le traitera de plus en plus comme un objet manipulable. Situation pour laquelle Habermas trouve une formule impressionnante: c’est comme si l’homo faber, emporté par son élan, devenait homo fabricatus. C’est comme si l’humanité avait monté un piège qui se referme aujourd’hui sur elle… L’espèce humaine est celle qui a réussi à “adapter culturellement l’environnement à ses besoins” au lieu de s’adapter à la nature comme les autres espèces animales[42]. Mais cette performance semble se retourner contre elle: le comportement humain devient de plus en plus contrôlable, la nature humaine elle-même est sur le point d’être modifiable, – comme si Prométhée avait travaillé pour Frankenstein. A ceux que ce diagnostic irriterait, Marcuse répondrait que qu’ils n’ont pas encore pris conscience de l’événement qui a en réalité fait dérailler notre Histoire, à savoir la prise de pouvoir absolue de la raison instrumentale. Devenue souveraine, celle-ci soumet chacun de nous à un implacable dressage “réaliste”. Elle nous interdit de dissocier les fins et les moyens et par conséquent d’apprécier les moyens en fonction des fins. Elle fait peser sur nous, pour citer un autre auteur, “cette vraie loi de la civilisation industrielle, à savoir: que ce sont les moyens qui déterminent les fins, ou plutôt, que les possibilités techniques imposent l’utilisation qu’on en fait[43]“. Système suprêmement intégrateur, clone; ou plutôt, suprêmement pervers, puisqu’il efface des esprits tout référentiel qui permettrait de le juger de l’extérieur.

L’idéal de ce dressage est très exactement celui que Pierre Boulle a illustré par son personnage du colonel dans Le Pont de la rivière Kwaï.

Presque trente ans après 1968, cette pensée tragique est toujours convaincante, il faut bien l’admettre. N’oublions pas toutefois que dès le départ, ainsi que nous en avertit Habermas, il a fait confiance, trop peut-être, aux analyses proposées par la “pensée technocratique”. N’est­ ce pas faire trop de concessions à l’adversaire que de soutenir dès le début comme un fait avéré que la situation est telle qu’il la décrit? Ce qui est sûr, c’est que la technophobie trouve dans des analyses comme celles de Gehlen un terrain fertile: l’idée d’une abdication progressive de l’être humain présentée comme un “festin technologique”[44] peut aussi bien faire du lecteur un insurgé comme le conduire à se résigner devant l’irrémédiable. Et la révolte même se risquera à n’être pas plus que l’image inversée de cette résignation: il n’y aura donc plus d’interrogations sur les fondements de la thèse de Gehlen en elle-même ni de la philosophie de l’Histoire qu’elle présuppose… C’est de ce point que part Habermas pour marquer (amicalement) la divergence qui existe entre Marcuse et lui. II y a “complémentarité”, indique-t-il, entre Marcuse et “l’idéologie qui remplace la domination politique par l’administration commandée par la science”. En effet, la réaction de Marcuse consiste à stigmatiser une dérive de la civilisation dont s’accommodent ceux qu’il critique, mais que lui aussi considère un phénomene irréversible: ce qui a été appelé, parfois un peu vite, son utopisme est avant tout la résultante de cette conjonction gênante qui rend “ambigue”, dit Habermas, sa conception de la “société technicisée”. Et l’ambiguité, telle que la formule Habermas, est forte: Marcuse doit condamner un système de domination sociale et politique qui s’est laissé emporter par le “progrès technique” (comme si la technique était une “force productive”) et il doit en même temps caractériser notre modernité comme étant l’âge ou la technique exerce dorénavant, pour elle-même et sans intermédiaire, la fonction d’oppresseur (comme si elle était devenue un “rapport de production”). Quand Marcuse met fin à cette ambiguité, c’est pour se lancer dans la deuxième direction. II rejette l’idée que la “technologie” aurait eu la malchance d’être utilisée jusqu’à l’absurde parle système de domination qui a favorisé son expansion: aujourd’hui, c’est la technique elle-même en tant qu’instance de Bildung que nous devons combattre – en renonçant surtout à l’idée ancienne de sa “neutralité”.

Les objectifs et les intérêts du système de domination ne sont pas octroyés à la technique postérieurement et de l’extérieur, ils font déjà partie de l’appareil technique au moment de leur construction […] Il faut rejeter la notion de neutralité de la technique, selon laquelle la technique est au-delà du bien et du mal, e’est l’objectivité même, susceptible d’être utilisée socialement sous toutes ses formes [… ][45].

Bien sûr qu’une machine est neutre. Mais ce qui ne l’est pas, poursuit Marcuse, c’est la “technicité”, “la manière d’être de l’homme et de la nature” dont dépend cette machine. Tant que nous n’aurions pas rompu avec cette “manière d’être” qui nous a assujettis au contrôle des spécialistes et des administrateurs, rien n’aura été fait pour la libération de l’homme. Ayons le courage de dénoncer dans la technique la forme adoptée par la domination politique et aussi de reconnaître “qu’il est impossible de supprimer [la domination] sans supprimer la technique elle-même. Le succès d’une révolution des systèmes sociaux évolués est impossible, autant à l’Est qu’à l’Ouest, si on ne développe pas de nouvelle technique[46].”

Une “nouvelle technique” et – pourquoi pas? – une “nouvelle science”: la première qualité d’un philosophe, disait Kant, c’est d’être cohérent. A ces ligues de Marcuse citées par lui, Habermas réplique facilement qu’on ne perçoit pas très bien comment on pourrait modifier “la structure du pouvoir de manipulation technique […] tant que l’espèce humaine est organiquement ce qu’elle est”. Il est vrai que la désaliénation que Marcuse a en tête exigerait, très littéralement, l’avènement de Superman … Il semble clair que cet irréalisme est la sanction de son radicalisme. Telle est la leçon que le lecteur tire de ces textes critiques d’Habermas: Marcuse est allé trop loin en dénonçant la raison instrumentale elle-même au lieu de n’en dénoncer que ses usurpations. Et cette exagération est due au fait qu’il reprend subrepticement “les présupposés de la conscience technocratique”.

Aussi pertinente que puisse être cette analyse, sera-t-elle suffisante pour épuiser le sens de cette dernière étape de la pensée de Marcuse? Marcuse présente, nous semble-t-il, un autre intérêt: celui de pousser à la limite les a priori de la technophobie – avec tellement de force, d’ailleurs, qu’il contribue nolens volens à les remettre en question. Il donne une plus grande amplitude à l’idée suivante: la technique, ayant manifesté la volonté de puissance qui l’anime, cherche à balayer toute instance capable de réfréner son développement. Ou encore: la raison instrumentale, dès qu’elle est suffisamment forte pour s’émanciper, tend à prendre son autonomie au détriment de et malgré ses usagers autant que de ceux qui la gèrent; elle ne peut que tendre à dépouiller l’être humain de la maîtríse dont sa créativité technique avait précisément été l’emblème pendant longtemps – mais un emblème passager. Car cette création était destinée à révéler la misère du créateur et non sa gloire. Comme le rappelle Séris, Hannah Arendt a su exprimer de maniere vigoureuse cette idée effrayante:

II est possible que nous, créatures terrestres qui commençons à agir comme des habitants de l’univers, ne soyons plus capables de comprendre, c’est-à-dire de penser et d’exprimer les choses que nous sommes cependant capables de faire. Dans ce cas, tout se passe comme si notre cerveau, qui constitue la condition matérielle, physique de nos pensées, ne pouvait plus suivre ce que nous faisons, de façon que nous avons dorénavant réellement besoin de machines pour penser et pour parler à notre place[47].

Phrase terrible: c’est maintenant que nous avons “réellement besoin” de machines, mais comme des béquilles, tellement l’usage de ces apparents gadgets que nous n’avions pas vocation de dominer nous a handicapés. Pire encore: habitués à être dépassés par les merveilles croissantes de la technique, dans le sens où l’on est “dépassé par les événements”, les humains ont presque renoncé à l’idée qu’il vaudrait la peine de maîtriser ce progrès et avec elle au sentiment qu’il leur revient un “droit de seigneur”. En contrepartie, le mérite de Marcuse autant que d’Habermas (et en même temps le trait qui distingue Marcuse des technophobes) est de nous laisser entrevoir la fragilité et même la vanité de cette revendication. Voici un exemple tiré de l’article dans lequel Habermas confronte sa position à celle de Marcuse: “Conséquences pratiques du progrès scientifique et technique” (1968)[48].

L’auteur commence en distinguant deux types d’adaptation:

1) “l’adaptation active aux conditions extérieures de l’existence”, qui caractérise le pouvoir technique depuis l’origine des temps;

2) l’adaptation, qui a toujours été passive et chaotique, du système de domination (ou “cadre institutionnel”) à l’évolution des “systèmes” qui progressent avec la technique”.

Cette distinction permet de caractériser une critique sociale comme celle de Marx par la volonté de mettre fin à la disparité entre ces deux registres d’adaptation: l’objectif de Marx était de rendre la deuxième adaptation également active, c’est-à-dire de “conquérir également le contrôle de l’évolution structurelle de la société”. Cette intention de “contrôler les conséquences socioculturelles du progrès”, ajoute Habermas, est reprise aujourd’hui, bien que de manière caricaturale, “autant à l’Est qu’à l’Ouest”, par la pensée technocratique, “qui ne voit dans ce problème qu’une tâche d’ordre technique”. Il est vrai que l’on peut se demander au passage si la tâche du “contrôle” pouvait des l’époque de Marx (et de Saint-Simon) être autre chose que non technique… Mais ce qui est important, c’est qu’Habermas attire notre attention sur une forme de volonté de puissance qu’il serait impropre de qualifier de “technique” et peut-être préférable de qualifier de constructiviste. Entendons par ce mot la croyance que toute œuvre produite délibérément par un agent volontaire est a priori meilleure qu’une œuvre de la physis ou du hasard, et qu’une planification doit donc compter sur un jugement anticipé favorable à un ordre spontané. L’esprit des analyses de “Franc­ fort” permet, au lecteur attentif au moins, de discerner cette forme d’illusion, même quand la dénonciation de celle-ci se confond avec les accusations adressées à la technique ou la “technologie”. Cette erreur, qui doit selou nous être attribuée à l’association technocratie/technique n’a sûrement pas épargné les penseurs de Francfort. Ils ont cependant réussi par moments à faire en sorte que nous détections cette confusion et à nous mettre sur la piste de la véritable illusion. C’est ainsi que Marcuse désigne parfois plus ou moins clairement, par les exagérations de son ultratechnophobie, les responsables de notre “post-modernité”: les “soldats” du constructivisme.

La totalité des objets de la pensée et de la pratique est désormais conçue, projetée comme organisation: au-delà de toute certitude sensible, sa vérité est une question de convention, d’efficacité, de cohérence interne; et l’expérience de base n’est plus l’expérience concrète, la pratique sociale dans son ensemble, mais la pratique administrative, organisée par la technologie[49].

Ces ligues sont de 1964. Si on les relit aujourd’hui en considérant la maîtrise croissante de l'”administratit’‘sur la vie quotidienne, elles prennent un tour prémonitoire. Mais il faut être prudent pour ne pas se tromper d’adversaire et désigner l’informatique comme le bouc émissaire quand ce qui est en question est seulement une volonté exacerbée de contrôle social. A la lecture de certaines pages de Marcuse, nous sommes tentés de prendre comme une suggestion l’expression d’Habermas: restituer à la technique “son innocence de pure force productive”. Ou au moins de conseiller le livre de Séris en contrepoint utile à des textes qui parfois diffament plus la technique qu’ils ne la critiquent.

Oui, la technique doit être plus innocente qu’ils ne le disent. Qui sait? Plus innocente encore que ce que jugent ces philosophes qui, sans en arriver à lancer l’opprobre sur elle, considèrent cependant – pour eux, c’est une question mineure – la raison instrumentale comme le parent pauvre d’une raison pratique dont ils se considerent de bon gré les procureurs. Pour eux, c’est de plein droit que la première doit “rester à sa place” de simple exécutante, sous la tutelle de la seconde: la détermination des fins de l’action est quelque chose de trop sérieux pour être confié à une faculté, myope et servile. Or, il est peut-être temps de réexaminer cette hiérarchie “de bon sens” dans laquelle survivent, mal camouflés, des préjugés vétustes (comme la subordination des arts mécaniques aux arts libéraux), hiérarchie qui pourrait très bien être obsolete à une époque ou le personnage du “scientifique” a remplacé celui du technicien, au sens strict de “détenteur d’un know-how”. Après d’aussi profondes mutations, – qui rendent en particulier difficile la démarcation entre technique et science – qu’est-ce qui autorise, aujourd’hui, à associer l’activité technique aux idées de sujétion et d’aliénation? Nous ne suggérons pas qu’à cette question l’on doive répondre “Absolument rien!” mais simplement qu’il serait important de formuler cette question à partir d’enquêtes sur nos techniques, sans recourir à de vieilles malédictions. Sinon, à vitupérer “la Technique” transhistorique, comment être sûr que nos accusations ne sont pas dépassées? Selon les dernières nouvelles, les ouvriers ne cassent plus comme avant leurs machines: des choses qu’il faut rappeler quelquefois aux “intellectuels”.

Revenons, pour terminer, – et pour terminer brièvement – à la question de savoir si c’est en effet à la raison instrumentale que l’on doit la confusion entre le politique et l’administratif qui caractérise l’esprit technocratique. N’est-ce pas plutôt une autre forme de “raison” qui devrait être incriminée? La philosophie grecque classique pourrait nous fournir sur ce point au moins une indication.

Si Platon attribue un statut subalterne aux techniques exercées par des spécialistes, c’est en raison de sa neutralité[50]. Marquons la différence, dit-il, entre deux activités: produire une chose et utiliser correctement cette chose. Le technicien a des recettes pour la production, mais pas pour l’utilisation correcte. Ce n’est pas l’art médical, producteur de santé, qui peut décider s’il est utile pour le patient d’être guéri: c’est un art supérieur (et omniscient) qui devrait indiquer au médecin, cas par cas, comment mieux utiliser son savoir – par exemple que cela vaut la peine de soigner un homme de bien, qu’il est préférable d’abandonner à son sort un futur imbécile. Ainsi s’installe l’opposition entre savoir technique (qui fait de moi le détenteur d’une compétence bien localisée) et savoir pratique, savoir du Bien, certainement inaccessible de fait, qui serait le seul capable de permettre un emploi toujours judicieux de l’art.

Un savoir pratique ainsi compris serait un savoir dont les directives ne donneraient jamais lieu à délibération: son détenteur ne pourrait rien faire d’autre que de les suivre. Le savoir technique ne possède pas cette perfection: il est à la disposition de celui qui le possède, lui conférant une compétence de spécialiste capable d’intervenir plus ou moins efficacement selon les circonstances. Cette compétence constitue un degré moindre de savoir”. De celui qui possède la vertu de la justice, on ne peut dire qu’il a la compétence pour agir justement: il agira nécessairement de manière juste… Un second trait renforce ce caractère imparfait du savoir technique: c’est son ambivalence. Le pilote d’un navire peut tout autant être utile qu’il peut causer du tort aux passagers qu’il embarque: comment le saurait-il, puisqu’il n’est pas devin? Pire encore: le médecin, de par sa compétence, peut tout autant remettre son patient en bonne santé qu’il peut l’assassiner délibérément. En somme, le savoir instrumental est de telle nature que son application est toujours passible d’un coefficient d’incertitude – et c’est ce qui rend imparfaite la compétence du spécialiste.

Face à ces textes, il est intéressant de noter comment Aristote réévalue l’ambivalence de l’acte technique, quand il analyse la notion de puissance comprise comme “principe de transformation”: “Tous les arts sont des puissances” car ils sont principes de transformation en un autre être ou en l’artiste en soi, en tant qu’autre[51]. Il existe deux de ces “puissances”: la puissance “douée de raison” (meta logou), dont l’art est un exemple, et la “puissance dépourvue de aison” (alogos). Cette dernière, lorsqu’elle est en action – le Feu, le Froid, etc. – ne possède pas d’ambivalence: “Le Feu ne peut pas en même temps chauffer et non chauffer”. Mais est-ce que cela constitue une perfection? “Ce qui est chaud ne produit que de la chaleur, ce qui est froid ne produit que du froid, alors que celui qui sait (ho epistemon) produit les deux”. Et nous retrouvons ici le médecin, capable autant de guérir que d’empoisonner: “Le chaud n’est que puissance de chauffage, alors que la médecine est puissance à la fois de la maladie et de la santé”. Mais l’ambivalence ne caractérise plus dans ce cas un savoir mineur; elle indique que le technicien possède le logos de la chose, “et qui est le même logos qui révèle la chose et sa privation”. Ce logos (ou “raison”), ne peut donc qu’être neutre axiologiquement, puisqu’il est à la disposition d’un être rationnel, qui pourra en faire un usage thérapeutique ou criminel selou que son désir Ie concluir dans un sens ou dans l’autre. Car c’est toujours un désir qui “imprime un mouvement à l’âme” et fixe un objectif à l’action – vu que “la pensée en soi-même n’imprime pas de mouvement” ou encore, si l’on préfère, vu qu’il n’existe pas de raison pratique pure (et ce dernier point est ici capital). Si l’on admet cette analyse, pourquoi considérer les savoirs poiétiques (les techniques) comme mineurs? Leur neutralité ne possède en soi rien d’inquiétant. Leur ambivalence est celle qui correspond à tout savoir en tant que tel. Et si ces savoirs peuvent en arriver à avoir des effets néfastes, il revient à la cité de se prévenir en fournissant à ses techniciens une formation qui les rende incapables d’employer leur compétence à un usage irresponsable ou pervers. Enfin, si l’on suit cette ligue de pensée, il est impossible de comprendre pourquoi les techniques mériteraient d’être rabaissées du fait qu’elles ne nous enseignent rien sur le bon usage de ce qu’elles produisent et qu’elles ne sont pas capables de nous empêcher d’en faire un mauvais usage. Cette neutralité qui leur est constitutive n’empêche en aucune manière qu’un technicien puisse faire preuve de plus de prudence quant à ce bon usage qu’un profane dominé par “la peur”. Voilà un point qui risque de passer inaperçu aux lecteurs de Platon.

Les textes d’Aristote auxquels je me réfère très brièvement présentent surtout l’intérêt d’éclaircir l’activité technique sans nous faire attendre d’elle (ou sans faire semblant d’en attendre) des résultats tels que le savoir du bon usage, que l’on ne peut exiger que d’un savoir absolu. C’est là une précaution utile pour ne pas s’engager dans la “technophobie”. Celle-ci commence dès qu’on attribue à la “Technique” des responsabilités indues, qu’elle ne possède évidemment pas. II est par conséquent très facile qu’en résulte le thème d’une Grande Peur – celle de l’An 2000, par exemple. En somme, Aristote nous invite à ne pas fantasmer sur le cas du médecin empoisonneur, à ne pas culpabiliser l’irresponsable. Pourquoi l’activité technique posséderait-elle en soi une vocation hégémonique? Pourquoi le technicien en tant que tel aspirerait-il à exercer ce “pouvoir immense et tutélaire” dont parlait Tocqueville? Ce danger existe, c’est sûr, mais il est lié à la conviction que les rapports sociaux seraient organisables autour de l’idée du Bien, dont le seul détenteur est l’idéocrate. C’est ce rêve qui alimente les technocraties, mais il n’est engendré ni par le pouvoir technique ni par ses progrès – jusqu’à preuve du contraire… Et nous ne pensons pas que les technophobes aient réussi à le prouver, jusqu’à maintenant.

Reconstitution de l’original en français par Yves Bergougnoux à partir d’une traduction en brésilien de Paulo Neves.

Notas

  1. Jean-Pierre Séris, La Technique, PUF, Paris, pp. 203-207.
  2. Sur l’emploi abusif du terme technologie, cf Séris, op. cit., pp. 2-8.
  3. Idem, ibidem, p. 5.
  4. Idem, ibidem, pp. 5-6.
  5. Je recours abondamment à deux articles de Bernard Sève: “Hans Jonas et l’éthique de la responsabilité”, in Esprit, oct. 1990, et “La peur comme procédé heuristique”, in Aux fondements d’une éthique contemporaine, Vrin, 1993.
  6. Hans Jonas, Le Principe de responsabilité; trad. française Jean Greisch, Cerf, 1990 (1979), p. 193.
  7. Idem, ibidem, p. 191.
  8. Idem, ibidem; p. 218.
  9. Idem, ibidem, pp. 30-32. Cf. Sève, “Hans Jonas et l’éthique de la responsabilité”, pp. 73-75.
  10. Sève, op. cit., p. 177.
  11. Sève, op. cit., p. 177.”Les aliments plus ‘naturels’ou ‘équilibrés’(en supposant que les deux exigences ne soient pas simplement contradictoires) [… ] ne sont pas moins industriellement élaborés, fabriqués et conservés que les autres. Ils sont dosés en protéines, vitamines, calories, entités naturelles, c’est sur, mais que la nature ne dose pas de cette façon [… ] Une fois de plus, on ne peut revenir à la nature à moins de compliquer l’artifice, et en ayant donc recours à la compétence des spécialistes de cet artifice” (Séris, op. cit., p. 326).
  12. “La peur comme procédé heuristique”, pp. 118-119.
  13. Hans Jonas, op. cit., p. 187.
  14. Idem, ibidem, p.189.
  15. Idem, ibidem, p. 224. CJ Sève, “Hans Jonas et l’éthique de la Responsabilité”, p. 73.
  16. Aristote, Éthíque à Nícomaque, I, 1, 1094 b I.
  17. Sève, op. cit., p. 86.
  18. Séris, op. cit., p. 360.
  19. Idem, ibidem, p. 353.
  20. Idem, ibidem, pp. 357-358.
  21. Idem, ibidem, pp. 358-359.
  22. Idem, ibidem, pp. 362, 370.
  23. Idem, ibidem, p. 363.
  24. Sur l’impossibilité d’appréhender et d’évaluer l’utilité d’une mutation, cf Séris, p. 63, et la citation de F. Dagonet: “L’hémophile mourra des conséquences de ce défaut; mais un déficit n’existe pas en soi, seulement par rapport à un milieu ou à un type d’existence. En cas de voyages interplanétaires routiniers, il n’est pas exclus que ce défavorisé tire partie de la non-coagulation de son sang, alors que les terrestres normaux pourraient souffrir d’une physiologie adaptée à la gravité” (Le vivant, p. 184).
  25. Hayek, Droit, législation et liberté; trad. française Audoin, PUF, 1981, t. II, p. 23.
  26. Séris, op. cit., p. 371.
  27. Cf. G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, 1966, p. 176.
  28. Idem, ibidem, p. 197.
  29. Leibniz, Essais de Théodicée, § 124 ; cf Saint Thomas, Contra gentiles, t. 2, p. 157.
  30. E. Mayr, Histoire de la bio/,ogie. Diversité, évolution, hérédité, p. 576. Cité par Séris, op. cit., p. 364.
  31. Hans Jonas, op. cit., pp. 54-55. Cf Sève, op. cit., p. 85.
  32. Hayek, op. cit., t. 1, pp. 57-58.
  33. Habermas, Technique et science comme idéologie. préf. et trad. française Ladmiral, Gallimard, 1973, pp. 40-41.
  34. Marcuse, cité par Gérard Raulet, Herbert Marcuse, philosophe de l’émancipation, PUF, 1992, p. 122.
  35. Séris, op. cit., p. 211-212. Cf Habermas, op. cit., pp. 34-35.
  36. Cf Serge Moscovici, Essai sur l’histoire humaine de la nature, Flammarion, 1968, pp. 442-445.
  37. Idem, ibidem, pp. 449-450.
  38. Marcuse, cité par Gérard Raulet, op. cit., p. 129.
  39. Leroi-Gourhan, Le fil du temps, pp. 87, 91. Cité par Séris, op. cit., p. 196.
  40. Habermas, Théorie et pratique; trad. française Gérard Raulet, Payot, 1975, t. II, p. 116-7. Cj Séris, op. cit., pp. 170-172, 193.
  41. Séris, op. cit., p. 196.
  42. Habermas, Technique et science comme idéologie, p. 62.
  43. H. Schelsky, Der Mensch ín der wissenschaftlichen Zivilísatíon. Cité par Habermas, Théorie et pratique, T. II, p. 123.
  44. Pour une critique de Gehlen, cf Séris, op. cit., p. 99.
  45. ln Gérard Raulet, op. cit., pp. 123, 125.
  46. ln Habermas, T. II, op. cit., p. 126.
  47. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, p. 36. Citée par Séris, op. cit., p. 243 (c’est moi qui souligne).
  48. ln Habermas, Théorie et pratique, T. II, pp. 128-132.
  49. Marcuse, De l’Ontologie à la technologie. Cité par Gérard Raulet, op. cit., p. 133.
  50. Nous nous sommes ici inspirés d’analyses de Wolfgang Wieland, Platon und die Formen des Wissem, pp. 176-179, 261-275.
  51. Textes d’Aristote: Metafisica, livre IX, chapitre 2, 1046 a 36 ss.; De interpretatio, chapine 13, 22 b 34, 23 a 6; Ethique à Nicomaque, 1048 a 10, 1139 a 35.