2006

Près d’un monde distant

por Adauto Novaes

Dans un essai écrit par Henri Bergson sur la politesse, on peut lire: “Un ancien a dit que dans une république où tous les citoyens seraient amis de la science et de la spéculation philosophique, tous les citoyens seraient amis les uns des autres. II n’entendait pas par là, sans doute, que la science mette fin aux discussions et aux luttes, mais plutôt que la discussion perde de son aigreur et la lutte de sa violence quand elles se livrent entre idées pures. Car l’idée, au fond, est amie de l’idée, même de l’idée contraire, et les dissensions graves viennent toujours de ce que nous mêlons nos passions grossières et humaines aux idées, qui sont ce qu’il y a de divin en nous. ”

Ce texte, éloge de la raison, résume le lent travail des penseurs brésiliens et français qui, au cours des vingt dernières années, ont crée un “lieu spirituel commun” une communauté d’amis où les idées se rencontrent et se fécondent mutuellement. Dans cette sorte d’université invisible, chaque auteur cherche surtout, plutôt que d’affirmer sa pensée, à faire penser. Une rare rencontre de la rigueur, de la sensibilité et du désir de liberté qui est, simultanément, un moyen de découverte de la pensée et la pensée elle même. Plus qu’un recuel d’essais philosophiques et anthropologiques, ce que nous pouvons voir ici ce sont des philosophies qui se rencontrent. Sur le plan des relations Brésil-France tout du moins, s’est créée une république idéale où la liberté est la floraison des intelligences. Dans le travail de la pensée, les deux pays ont en effet la singulière caractéristique “du pouvoir émissif le plus intense uni au pouvoir absorbant le plus intense”. Ou, dit d’une autre manière et reprenant le poète Paul Valéry, l’esprit libre a horreur de la compétition et prend toujours le parti de son rival. A la lecture de ces deux volumes, nous voyons qu’aucune idée ne prétend imposer aux autres sa supériorité supposée, son autorité ou sa loi. Pour des gens pressés, ces vingt ans peuvent certes sembler longs au regard du peu d’essais publiés. II est vrai que devant la multiplicité prodigieuse du réel nous ne pouvons répondre qu’avec un nombre limité de mouvements.

Mais nous savons que le travail de la pensée requiert de la patience, ce que rappelle bien Wittgenstein: “Dans la course de la philosophie, celui qui gagne est celui qui peut courir le plus lentement … “Même ainsi, le choix des textes de ces deux titres parmi plus de 500 essais déjà publiés au Brésil Les Aventures de la raison politique et L’Autre Rive de l’Occident – n’a pas été arbitraire.

“L’autre inquiète, l’autre effraie”, écrit l’historien Frank Lestringant. Nous pouvons ajouter que l’autre transforme parce qu’il inquiète et effraie. Il n’est pas question ici de la tragédie indicible que constitue la rencontre entre l’Europe et le Brésil, dont l’exemple extrême est le massacre des populations indiennes et le trafic d’esclaves. D’un point de vue matériel et en particulier intellectuel, les Européens n’étaient pas prêts à reconnaître d’autres civilisations; mais le contact avec les natifs du Nouveau Monde fascinait et horrifiait, ce qui a immédiatement eu des répercussions sur la réflexion morale et politique. Cependant, la question qui se pose dans ce volume est tout autre: que serait la civilisation française sans la figure de l’autre? Pour arriver jusqu’à la phase actuelle, l’idée de civilisation occidentale est passée par des chemins variés, de l’ethnocentrisme – “Paris exprime le monde”, selon Victor Hugo – jusqu’au scepticisme contemporain. En effet, si la civilisation était définie par les concepts d’espace et d’économie, et si l’espace occidental se confondait avec l’Europe/Paris, elle aurait tendance alors à oublier la contribution des mentalités et des coutumes du Nouveau Monde. De plus, comme l’a écrit Jacques Le Goff, les Occidentaux ne furent définis comme tels qu’en s’opposant à un autre: le barbare, l’infidèle, le sauvage. Ce que dit Le Goff à propos du Moyen-Orient vaut aussi pour le Brésil: “Conscients de leur supériorité, les Occidentaux s’efforçaient d’exporter des valeurs: ils ‘christianisèrent’, ‘civilisèrent’ et ensuite ‘colonisèrent’ les peuples d’Orient. Mais le mythe du ‘bon sauvage’, les voyages en Orient où la mode du primitivisme attestent en même temps que l’exotisme oriental a toujours fasciné.” Pourquoi ne pas parler du primitivisme et de l’exotisme brésiliens? Une des pistes pour analyser les relations Brésil-France sur le plan des idées et des coutumes peut avoir comme point de départ la célebre question de Montesquieu dans les Lettres persanes: “Comment peut-on être Persan ?” Ironiquement, Paul Valéry donne la clé avec la réponse: “Comment être ce qui est déjà ?” Une telle question, dit-il, nous fait sortir de nous-mêmes, nous fait plonger soudainement dans un autre monde afin de pouvoir percevoir “tout l’absurde qui nous est imperceptible, l’étrangeté des coutumes, les lois bizarres, la particularité des conventions, des sentiments, des croyances dans lesquelles tous les hommes s’accommodent”. Entrer dans le champ de l’autre pour “déranger ses idées”.

Malgré la domination du savoir officiel et de “l’aveuglement volontaire” de beaucoup de voyageurs, il est impossible de nier la “révolution sociologique” provoquée en France devant un monde jamais vu.

L’ Autre Rive de l’Occident traite de l’influence de la découverte du Brésil sur la pensée française, depuis les réalités imaginaires inspirées par Jean de Léry et sa “France Antarctique” implantée en 1555 à l’entrée de la baie de Rio de Janeiro, où des réfugiés huguenots gagnèrent “une hospitalité généreuse” chez des Indiens Tupinikins pourtant considérés comme féroces, jusqu’aux réflexions subtiles de Pierre Clastres dans son ouvrage classique La Société contre l’État, inspiré de ses recherches chez des Indiens brésiliens. L’Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil de Jean de Léry, œuvre annonciatrice de la “conscience malheureuse des anthropologues d’aujourd’hui” (Lestringant) a amené Montaigne à écrire un des Essais les plus célebres, Des Cannibales, qui est devenu aujourd’hui selon Claude Lévi-Strauss le “bréviaire de l’ethnologue”, après avoir été le bréviaire du philosophe, comme le rappelle Lestringant. Directement ou non, Des Cannibales ont influencé des auteurs aussi divers que John Locke, Pierre Bayle, Prévost, l’abbé Raynal, Diderot et Jean-Jacques Rousseau. A partir de là, une littérature innombrable sur les coutumes, les formes d’organisation politique et les cosmogonies envahit le Vieux Monde. Et il ne pouvait en être autrement car, comme le dit Voltaire, l’empire des coutumes est bien plus vaste que l’empire de la nature. L’anthropologie française serait certainement différente sans Tristes tropiques et L’Histoire de lynx qui montrent que, si d’un côté la pensée occidentale était beaucoup moins capable d’admettre l’autre, à moins que celui-ci ne fut réduit au même dans un processus de domination et d’assimilation, de l’autre la pensée amérindienne avait déjà préparé, au travers de ses mythes, la place du Blanc. Dans sa réflexion sur la gémellité, Lévi-Strauss conclut que les Indiens “étaient effectivemment prêts à accueillir” l’autre et attendaient déjà les Blancs. Les essais réunis ici décrivent donc l’impact du Nouveau Monde dans les domaines de la philosophie, de l’anthropologie et de la politique. Il ne s’agit pas seulement de parler des Indiens, mais de repenser le politique dans l’Occident à la lumière de l’expérience sauvage. Il est évident que la pensée politique européenne – qui a inspiré la politique moderne au Brésil dans l’équilibre délicat entre la “tradition” et l’appropriation d’éléments historiquement nouveaux, introduits par la condition coloniale, comme nous pouvons le lire dans l’essai de l’historien John Manuel Monteiro – ne peut pas seulement être comprise à partir d’elle-même. Comprendre notre condition d’Occidental requiert un décentrage, un regard autre et un regard vers l’autre, qui peut être compris comme “le passage de la politique en tant que dogme à la politique éthique ou anthropologique”. Ce décentrage nous amène à voir des choses distinctes, rompant avec l’unité originale aveuglée sur elle-même. Cette idée de décentrage se trouve aussi dans les textes des Aventures de la raison politique: si la raison procède d’une pensée réfléchie, c’est-à-dire d’un éloignement du monde donné, L’ Autre Rive de l’Occident est également un éloignement du regard immédiat, éloge de la division et reconnaissance de l’autre en tant qu’autre. Beaucoup des essais s’inspirent cependant, bien que de manière indirecte, de la “révolution copernicienne” de Clastres, qui nous invite à une conversion héliocentrique: faire en sorte que les sociétés structurées dans l’État et par l’État tournent autour des sociétés contre l’État – comme le montre l’expérience de certaines tribus brésiliennes. Nous lisons dans Copernic et les sauvages:

C’est de révolution copernicienne qu’il s’agit. En ce sens que, jusqu’à présent, et sous certains rapports, l’ethnologie a laissé les cultures primitives tourner autour de la civilisation occidentale, et d’un mouvement centripète, pourrait-on dire. Qu’un renversement complet des perspectives soit nécessaire [… ] c’est ce que nous paraît démontrer d’abondance l’anthropologie politique. Pour échapper à l’attraction de sa terre natale et s’élever à la véritable liberté de pensée, pour s’arracher à l’évidence naturelle où elle continue à patauger, la réflexion sur le pouvoir doit opérer la conversion “héliocentrique”: elle y gagnera peut-être de mieux comprendre le monde des autres et, par contrecoup, le nôtre.

Ce que Clastres nous dit, c’est que nous comprendrions mieux notre condition si nous suivions la perspective que nous proposent les nouvelles réflexions anthropologiques et si nous cherchions à comprendre la façon qu’ont les sociétés indigènes de résoudre la question du pouvoir politique. La fonction du chef de la tribu, par exemple, n’a rien à voir avec l’exercice du pouvoir: sa parole est en même temps pleine de sens pour les sociétés mais vide de tout pouvoir. Car elles ont pressenti le “risque mortel” de l’idée d’un pouvoir transcendant, c’est-à-dire le principe d’une autorité “extérieure et créatrice de sa propre légitimité”. Nous pouvons ainsi nous interroger sur l’origine de la domination politique et du pouvoir coercitif, à partir de l’expérience primitive.

La pensée de Davi Kopenawa, chaman yanomami, s’inscrit dans ce décentrage proposé par Clastres. C’est une critique envers la culture occidentale qui nous amène à penser: “Les Blancs écrivent les mots, dit Davi Yanomami, car leur pensée est remplie d’oublis. Cela fait très longtemps que nous gardons les mots de nos aïeux en nous, et nous continuons à les transmettre à nos enfants … C’est comme cela que, malgré l’ancienneté d’un grand nombre de mots, les mots du xapiripê deviennent toujours nouveaux. Ce sont eux qui élargissent nos pensées, ce sont eux qui nous font voir et connaître les choses de loin, les choses de nos aïeux. C’est notre étude, ce qui nous apprend à rêver. Ainsi, celui qui ne boit pas le souffle des esprits a la pensée courte et enfumée; celui qui n’est pas regardé par les xapiripê ne rêve pas, il dort comme une souche.” L’idée de l’oubli ne doit pas être uniquement vue comme une allusion au type de relation que les Blancs établirent avec les sociétés indiennes, qui consista à effacer de leur mémoire toute leur histoire. Elle va plus loin: le mot contre la pensée, la méfiance par rapport au mot qui, dans une grande partie de la culture occidentale, est devenu, s’il n’est pas faux, en tout cas dépourvu de sens. Dans un dialogue imaginaire, Paul Valéry aurait conclu la pensée de Davi Kopenawa sur les Blancs: “L’une des merveilles du monde, et peut-être la merveille des merveilles, c’est la faculté des hommes de dire ce qu’ils n’entendent pas comme s’ils l’entendaient, de croire qu’ils le pensent cependant qu’ils ne font que se le dire.” Davi Yanomami pense également que corps, esprit et nature font partie d’une même réalité. Les esprits xapiripê sont, par exemple, visibles et semblent humains, mais ils sont aussi minuscules que des particules scintillantes de poussière. “Des milliers d’entre eux, raconte Kopenawa, viennent pour danser ensemble, agitant les feuilles des jeunes palmiers, lançant des cris de joie et chantant sans s’arrêter… Les esprits sont aussi nombreux car ils sont les images des animaux de la forêt.” Les cosmologies indiennes nous enseignent qu’il n’existe pas de distinction bien définie entre nature et société. Un grand nombre de plantes et d’animaux ont les principaux attributs de l’humanité, pensent les Indiens. Comme l’a observé Philippe Descola dans son essai, ces peuples surent intégrer la nature à leur vie sociale, de façon à traiter humains et non-humains sur un pied d’égalité. De plus, comment ne pas apprendre avec les Yanomami lorsque l’on parle de la relation avec l’environnement, qui oscille entre la prédiction aveugle, l'”utopie mystique” de certains courants “new age” et “l’écologie gestionnaire” des mouvements de protection de l’environnement? P. Descola attire notre attention sur le rôle que les populations tribales doivent tenir dans la préservation de l’environnemem et analyse l’observation du chaman Davi Kopenawa, qui dit: “Nous n’utilisons pas le terme ‘environnement’, qui est une expression d’étranger, une expression de Blancs. Ce que vous appelez environnement, c’est ce qui reste de ce que vous avez détruit.” Observation d’une lucidité terrible, conclut Descola, qui “met à nu la bonne et la mauvaise conscience de l’Occident dans sa relation avec la nature/objet, constamment divisé entre un discours conservatiste et un discours productiviste.”

Enfin, quel a été l’impact du premier Indien brésilien ramené en France en 1505 par le voyageur et négociant normand de pau-brasil, Paulmier de Gonneville, cinq années seulement après la découverte du Brésil? L’essai de Leyla Perrone-Moisés, Essomericq, l’heureux Carijó, montre les diverses images de l’Indien créées par les témoins, les chroniqueurs et les historiens du XVIe siècle jusqu’à nos jours. Comme le raconte L. Perrone-Moisés, ces images parlent moins des Indiens que de la complexe relation avec leur altérité, entretenue par les Européens du passé et les Brésiliens d’aujourd’hui. Sous-tendant tout le texte, se trouve la question: “L’image pacifique et quasi idyllique qu’il nous reste de ce lointain Indien Carijó a-t-elle une certaine utilité cognitive, éthique, pratique – pour nos relations avec les Indiens vivants ?” Ou, en reformulant la question: les expériences originales du Nouveau Monde, comme le propose ce volume, peuvent-elles encore servir d’exemple éthique, politique et sensible en ces temps d’incertitude?

Traduit par Paula Salnot