2006

Messianisme e révolution

por Michael Löwy

En juillet 1830, pendant la révolution qui a renverse pour la deuxième (et dernière!) fois la monarchie des Bourbon, un curieux accident a eu lieu, raconte par des chroniqueurs et des témoins : au soir du premier jour de bataille, simultanément en plusieurs points de Paris, indépendamment les uns des autres, les révolutionnaires ont tiré sur les horloges des tours.

L’épisode est cité par Walter Benjamin dans la thèse XV de “Sur le concept d’histoire”, comme exemple de ce que “la conscience de faire sauter le continuum de l’histoire est propre aux classes révolutionnaires au moment de leur action”.[1] Il s’agit, aux yeux de Benjamin, d’un acte charge de signification en même temps messianique et révolutionnaire, visant à l’interruption du temps mecanique et vide des horloges, et à l’inauguration d’un nouveau calendrier historique.

Quel est donc le rapport entre révolution et messianisme à l’epoque moderne ? Comment les deux s’articulent-ils dans l’histoire de la pensée socialiste ? Toutes les formes de culture révolutionnaire seraient-elles simplement un avatar secularisé du messianisme judgaïco-chrétien ?

C’est la thèse que defend par exemple l’historien liberal Jacob L. Talmon dans son livre Messianisme politique: la phase romantique, qui caracterise comme “socialisme messianique” l’oeuvre de Saint- Simon et ses disciples, ainsi que celle de Fourier, Cabet, Blanqui, Fichte et Marx.[2]

Quelques années auparavant, dans son essai sur La signification dans l’histoire, Karl Löwith avait tenté de démontrer que l’utopie socialiste du “royaume de la liberté […] finalité dernière et idéale du messianisme historique de Marx [n’était qu’] un Royaume de Dieu sans Dieu et sur la terre”. Selon l’illustre historien des idées, Marx était “un juif de l’Ancien Testament”, et en dernière analyse “c’est le vieux messianisme et le prophétisme juif […] qui expliquent la base idéale du materialisme marxien”.[3]

Sans refuser a priori ce genre d’analyse, il me qu’elle semble souffre deux défauts : 1) son caractère trop genéral — à la fin, quelle forme de pensée moderne ne serait-elle pas du “messianisme secularise”? (Talmon parle de messianisme nationaliste, messianisme democra-tique, etc.) ; 2) sa tendance speculative, qui ne se fonde pas sur un rapport direct entre la doctrine révolutionnaire et le messianisme, mais sur des analogies réelles ou supposées.

Il y a pourtant certaines formes de pensée utopique-révolutionnaire qui se réfèrent explicitement à l’héritage du messianisme, en particulier dans la culture judaïque de l’Europe centrale au cours de la première moitié du XXe siècle: Gustav Landauer, Martin Buber, Walter Benja-min, Ernst Bloch, le jeune György Lukács sont quelques-uns des exemples les plus notables de cette configuration politico-religieuse.

La découverte du messianisme est, dans cette génération d’intellectuels juifs de culture allemande, inseparable d’une certaine sensibilité romantique et d’une certaine distance critique par rapport à idéologie rationaliste du progrès.

Pour la philosophie des Lumières le progrés de la raison est un processus global et cohérent, dans lequel chaque avancée de la rationalité scientifique est en même temps une avancée de la rationalité sociale et politique. Selon Condorcet, “toutes les occupations intellectuelles des hommes […] ont concouru à une fin unique: les progrès de la raison humaine. Le système entier des travaux humains ressemble à une œuvre d’art bien faite, dont les parties, distinctes par leur méthode, doivent cependant être liées et former un tout unique, tendant a une fin unique “.[4]

Cette philosophie rationnelle du progrès, qui sera partagé autant par des liberaux que par des socialistes, constitue, à la fin du XIXe siècle, un paradigme universel de la pensée sociale et politique. Dans sa forme la plus vulgaire et apologétique l’évolutionnisme darwinien de Herbert Spencer —, elle proclame solennellement que le progrès technique et industriel (capitaliste) conduit nécessairement à l’harmonie sociale et à la disparition du militarisme et des guerres.

Août 1914, début de la Première grande guerre, c’est un moment de crise de cette ideologie, et de la vision optimiste de la rationalité occidentale. II s’agit d’une crise qui peut être comparée à celle qu’a produit dans la conscience européenne du XVIIIe siècle le tremblement de terre de Lisbonne (1755) : l’absurde destruction de la ville et la mort de 20 000 de ses habitants ont ébranlé la confiance dans la doctrine de la Providence divine. L’ironie mordante de la philosophie des Lumières se manifeste dans le Candide de Voltaire, où l’illustre Pangloss, philosophe de l’optimisme doctrinaire (“Nous vivons dans le meilleur des mondes possibles”), meurt écrasé au cours du séisme de 1755.

Quelque chose de semblable se passe avec le séisme de la guerre de 1914: la philosophie du progrès, version sécularisée de la Providence divine, entre en crise. L’idée profondément enracinée, d’une relation intime et nécessaire, d’une cohérence structurelle entre les progrès de la raison scientifique et technique, la modernisation et l’industrialisation, la graduelle pacification des conflits et le déclin du militarisme s’est vue brutalement dementie par la realité historique. L’emploi massif de la science et de la technique modernes (parfaitement rationnelles) au service de l’extermination réciproque des “nations civilisées” de l’Europe — en ce qui ne serait que le premier épisode d’une série monstrueuse de catastrophes de la modernité au cours du XXe siècle — ne pourrait pas laisser de mettre en question la conception evolutionniste- illuministe de la rationalité. Une faille, une scission entre raison “instrumentale” et “substantielle” — pour employer la terminologie que développerait, des années plus tard, l’École de Francfort surgit dans ce qui apparaissait auparavant comme un tout non problématique.

Le messianisme révolutionnaire des intellectuels juifs de l’Europe centrale est l’une des formes de reaction à cette crise. Peut-être le représentant le plus important d’une philosophie de la révolution d’inspiration messianique est-il Walter Benjamin, dont la critique des paradigmes rationalistes du progrès constitue sans doute l’une des sources souterraines de la Dialectique de la raison, d’Adorno et de Horkheimer.

Benjamin ne critique pas la rationalité en soi-même, mais une forme specifique de rationalité, representée par l’ideologie du progrès total et par les institutions et structures qui l’incarnent dans la societé bourgeoise moderne, dans l’État bureaucratico-militaire et dans la civilisation industrielle capitaliste.

Le noyau initial de la réflexion philosophique de Benjamin se trouve déjà, comme une semence qui concentre tout le devéloppement ultérieur, dans le discours sur “La vie des étudiants”, publié en 1915 — peu de mois après le début de la Guerre mondiale. II se rebelle contre “une conception de l’histoire qui, en faisant confiance à l’infinitude du temps, ne distingue que le rythme plus ou mains rapide dans lequel les êtres humains et les époques avancent sur le chemin du progrès”. En opposition à la posture confortable et conformiste de cette “informe tendance progrèssiste” — qui a comme résultat le caractère “incohérent, imprecis, sans rigueur, de l’exigence adressée au présent” —, Benjamin propose les

images utopiques, qui considèrent l’histoire “à la lumière d’une situation determinée qui la résume comme sur un point focal”: des images comme le royaume messianique ou l’idée révolutionnaire française.[5]

Messianisme et révolution apparaissent dès lors intimement associés dans la pensée de Benjamin, comme une alternative critique- utopique — d’inspiration romantique autant à la societé existante qu’aux doctrines evolutionnistes de l’histoire.

Pour comprendre le rapport de Benjamin avec le romantisme il est important de souligner que ce courant de pensée n’est pas necessairement — comme on le prétend souvent — rétrograde ou conservateur: il y a aussi des manifestations révolutionnaires du romantisme depuis Friedrich Hölderlin et William Blake jusqu’à Ernst Bloch et William Morris.

Dans sa thèse sur Le concept de critique d’art dans le romantisme allemand (1919), Benjamin avance une hypothèse surprenante : la vraie essence de la Frühromantik de Novalis et Schlegel “doit etre cherchée dans le messianisme romantique”. Comme exemple Benjamin cite une célèbre formule du jeune Friedrich Schlegel: “Le désir révolutionnaire de réaliser le Royaume de Dieu […] est le début de l’histoire moderne”.[6]

Qu’est-ce que cela signifie “messianisme romantique”? Dans un autre passage de la thèse Benjamin explicite son interpretation en opposant une conception qualitative du temps infini (qualitative zeitliche Unendlichkeit), “qui provient du messianisme romantique” — et pour laquelle la vie de l’humanité est un processus de réalisation et de plenitude (Erfüllung et non pas un simple devenir -, à la conception vide de la temporalité (leeren Unendlichkeit der Zeit), caractéristique de moderne du progrès (Ideologie des Fortschritts).[7]

La ressemblance entre ces observations de 1919 et celles qui constituent le noyau central des thèses “Sur le concept d’histoire”, de 1940, est impressionnante, et documente la profonde continuité de la pense de Walter Benjamin[8]. Cependant, cette continuité — et l’impossibilité, par conséquent, de séparer moyennant une espèce de “coupure epistemologique” un jeune Benjamin “théologien” et un vieux Benjamin “materialiste” ne doit pas nous faire perdre de vue l’importance qu’a, pour son évolution intellectuelle et politique, la découverte du marxisme en 1924, grâce à la lecture d’ Histoire et conscience de classe (1923), de Lukács, mais aussi grâce aux seduisants arguments de la militante communiste soviétique Asja Lacis. A partir de ce moment sa vision de la révolution se formule directement et explicitement dans les termes de la théorie marxiste de la lutte de classes.

Dans ces textes d’inspiration marxiste de la fin des années 20 et du début des années 30 la dimension messianique disparaît (ou ne demeure que de forme souterraine), mais le refus de l’ideologie conformiste du progrès continue à occuper une place centrale dans sa vision de l’histoire et confère à son marxisme une qualité critique qui lui donne une nette superiorité sur les tendances dominantes dans la pensée de gauche de cette époque (avant 1933!).

Contre ce que l’on pourrait appeler le “fatalisme optimiste” de cette dernière, Benjamin définit, dans un article de 1929 sur le surrealisme, l’esprit révolutionnaire (communiste, anarchiste ou surréaliste) comme “organisation du pessimisme” — expression qu’il emprunte au communiste dissident (trotskiste) et écrivain surréaliste français Pierre Naville. Qu’est-ce que cette formule signifie ?

Pessimisme sur toute la ligne. Oui, sans aucun doute et totalement. Méfiance par rapport à la destinée de la littérature, méfiance quant à la destinée de la liberté, méfiance quant à la destinée de l’homme européen, et surtout une triple méfiance devant toute accommodation: entre les classes, entre les peuples, entre les individus. Et une confiance illimitée seulement dans l’I.G. Farben et dans le perfectionnement pacifique de la Luftwaffe.[9]

La vision pessimiste-révolutionnaire de Benjamin lui a permis d’entrevoir — intuitivement, mais avec une surprenante exactitude les catastrophes qui attendaient l’Europe, parfaitement resumées dans la conclusion ironique de ce paragraphe. II est sûr que même lui, le plus pessimiste de tous, ne pouvait prevoir les destructions que la Luftwaffe allait infliger aux villes et populations civiles du continent, et encore moins que la grande usine chimique I.G. Farben allait, douze ans plus tard seulement, contribuer à “rationaliser” le genocide moyennant la production du gaz Zilklon B. Cependant, seul parmi les penseurs marxistes de l’époque, Walter Benjamin a eu la prémonition des monstrueux désastres qui pourraient resulter de la civilisation bourgeoise industrielle en crise.

Pendant la seconde moitié des années 30 des thémes messianiques commencent a apparaître de nouveau dans les écrits de Benjamin, en particulier dans le Passagenwerk. Néanmoins, c’est dans son dernier texte, les thèses “Sur le concept d’histoire” (1940) – l’un des documents les plus innovateurs et visionnaires de la theorie révolutionnaire depuis les Thèses sur Feuerbach, de Marx —, que se présente, dans sa forme la plus radicale, la confluence entre messianisme et révolution.

Redigé peu avant son tragique suicide a la frontière de l’Espagne (pour echapper à la Gestapo), ce texte énigmatique et fascinant, fusion unique en son genre entre théologie et marxisme, espoir messianique et lutte de classes, résume, de manière lapidaire et allegorique, des idées qui l’habitaient depuis longtemps. Dans une lettre a Gretel Adorno, en présentant ces thèses, Benjamin explique: “La guerre et la constellation qui l’a amenée, m’ont mené à mettre sur du papier quelques pensées, dont je peux dire que je les garde en moi […] depuis presque vingt ans”.[10] La constellation à laquelle il se réfère est constituée par le pacte germano-sovietique et le début de la Seconde guerre mondiale. Ce n’est pas par hasard si ce document signifie en même temps sa rupture avec la variante stalinienne du marxisme et la critique la plus radicale et systematique des fondements épistemologiques de l’ideologie moderne du progrès. Cependant, serait faux de le reduire à une reaction conjoncturelle devant une situation historique désespérante: comme Benjamin lui-même l’affirme, il s’agit du résumé d’une longue trajectoire spirituelle, ayant son point de départ en 1915-1920.

Comme en 1915, Benjamin critique la doctrine du progrès infini et irreversible, à travers un temps homogène et vide, qui confond l’avancée des connaissances et des aptitudes avec le progrès du genre humain en tant que tel (thèse XIII). A son avis, rien n’a autant nui au mouvement ouvrier allemand que sa croyance conformiste qu’il allait dans le sens du courant représenté par le développement technique: le marxisme vulgaire de la social-democratie célébrait les progrès de la domination sur la nature, sans apercevoir les regressions sociales (thèse XI).[11]

Mais cette fois-ci Benjamin se confronte à un phénomène nouveau, inexistant en 1915, qui a mené au paroxysme les contradictions de la civilisation industrielle moderne: le fascisme. Le conformisme “progressiste” de la gauche a eu comme resultat une tragique incapacité de comprendre la nature technocratique et moderne du fascisme, qui s’est traduite dans la stupéfaction devant le fait qu’un tel phénomène soit “encore” possible au XXe siècle (thèse VIII).

Benjamin a été l’un des premiers marxistes à se rendre compte qu’une certaine rationalité moderne — matérialisée dans les sciences et techniques, dans l’administration bureaucratique-rationnelle, dans la grande industrie capitaliste et dans la technologie militaire -, qui a atteint un très haut niveau dans le XXe n’était pas seulement parfaitement compatible avec l’avènement du fascisme, mais pouvait même se transformer en formidable instrument de domination, et collaborer dans la realisation de ses objectifs. Le fascisme mène à ses dernières conséquences la combinaison typiquement moderne entre progrès technique et regression sociale, rationalité instrumentale et irrationalité substantielle.

Pour gagner la partie contre le fascisme, le materialisme historique a besoin de l’aide de la théologie, c’est-à-dire, de l’idée messianique. La confluence des deux, suggérée dans la thèse I, trouve son expression la plus impressionnante dans la célèbre thèse IX, qui resume, comme en un point focal, l’ensemble du document. II s’agit d’un texte allégorique, dans le sens où ses elements n’ont pas de signification hors du rôle qui leur est intentionnellement attribué par l’auteur. Benjamin était fasciné par les allegories religieuses, en particulier celles du drame baroque allemand — le Thauerspiel, auquel il avait consacré son premier grand livre dans lequel l’allegorie est “la facies hippocratica de l’histoire qui s’offre au regard du spectateur comme un paysage primitif pétrifié”.[12]

C’est exactement dans cet esprit qu’il redige le texte profondément inquiétant qu’est la thèse IX:

II existe un tableau de Klee intitulé Angelus novus. II représente un ange qui sernble être devant l’imminence de s’éloigner de quelque chose sur laquelle il fixe son regard. Ses yeux sont grand ouverts, sa bouche est ouverte et ses ailes sont deployées. L’ange de l’histoire doit ressembler à cela. II a son visage tourné vers le passe. Là où devant nous apparaît une chaine d’évenements, il voit une unique catastrophe qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il aimerait s’attarder un peu, réveiller les morts et rassembler de nouveaux les débris. Mais du paradis souffle une tempête qui s’enchevêtre dans ses ailes et est si forte que l’ange ne peut plus les fermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers le futur, auquel il tourne le dos, tandis que l’amoncellement de ruines croît jusqu’au ciel. Ce que nous appelons progrès, c’est cette tempête.[13]

Comment déchiffrer cette allegorie ? La structure du texte est celle d’une correspondance — dans le sens baudelairien — entre le sacre et le profane, la théologie et la politique, le messianisme et la révolution, qui traverse chacune de ses images. II ne s’agit pas d’une simple “sécularisation” du contenu religieux sur le terrain historique, comme le prétend souvent l’école d’interprétation “matérialiste” des thèses de 1940, ni une “traduction” en langage marxiste d’une pensée essentiellement mystique (comme le suggère Gershom Sholem) : les deux dimensions sont en même temps distinctes et inséparables.[14]

Dans une lettre à Sholem, Benjamin se décrivait ironiquement comme un Janus dont les deux visages regardent respectivement Moscou et Jérusalem. Ii semble que ses partisans ou ses critiques ne choisissent qu’une des faces, cherchant a ignorer l’autre. Afim de sortir de cette impasse il n’est pas inutile de rappeler que le dieu romain avait en effet deux visages, mais une seule tête: les visages de Benjamin sont des manifestations d’une seule et unique pensée qui a, simultanement, une expression messianique et une séculaire. Peut-être est-ce au Brésil, sans doute le pays où le mouvement de la théologie de la libération a eu un plus grand impact, que l’on peut le mieux comprendre la possibilité et l’importance d’une mise en place qui a cherche à articuler révolution et spiritualité messianique, théologie et materialisme historique.

Chacune des images de l’allegorie a donc une double signification. Au moins par rapport à l’une d’elles, la thèse IX nous offre la double clé: le correspondant profane de la tempête qui souffle du Paradis est le progrès, responsable de la “catastrophe incessante” et de l’amoncellement de ruines qui croît jusqu’au ciel. Mais pour les autres “images dialectiques” faut trouver cette clé, en ernployant l’ensemble des thèses et autres écrits de Benjamin.

Quel serait l’équivalent séculaire du paradis perdu dont le progrès nous éloigne de plus en plus ? Dans beaucoup de textes de Benjamin des années 30 nous trouvons des références indiquant qu’il s’agit de la societé primitive sans classes. Par exemple, dans un article sur Bachofen (1935), il insiste sur le caractère profondément democratique et égalitaire des communautés matriarcales archaïques. Si des auteurs marxistes comme Friedrich Engels ou anarchistes comme Elisée Reclus se sont intéressés à l’œuvre de Bachofen, c’est parce qu’on y trouve “l’évocation d’une societé communiste a l’aube de l’histoire”.[15] Et dans l’essai “Paris, capital du XIXe siècle” (1936) Benjamin retourne a cette idée : les expériences de la societé sans classes de la préhistoire, déposées dans l’inconscient collectif, “en relation réciproque avec la nouveauté, donnent naissance à l’utopie”.[16]

Comment arrêter la tempête, comment interrompre le progrès dans sa fatale progression? La réponse de Benjamin, encore une fois, est simultanément theologique et profane. Dans la sphère religieuse, il s’agit d’un acte messianique: la thèse XVII nous parle d’interruption messianique du devenir”, et dans l’une des notes preparatoires on trouve l’information suivante: “Le Messie casse l’histoire”[17]. Sa “correspondance” profane n’est autre que Ia révolution: les classes révolutionnaires, écrit la thèse XV, sont conscientes — au moment de leur action — qu’elles doivent “faire sauter le continuum de l’histoire”. L’interruption messianique- révolutionnaire du progrès — qui n’est pas l’œuvre d’un individu, mais des classes opprimées est donc la réponse de Benjamin aux menaces que fait peser sur l’espèce humaine la continuite de la tempête maléfique, l’imminence de nouvelles catastrophes, de nouvelles ruines dans l’amoncellement qui monte jusqu’au ciel. On était en 1940, peu avant Auschwitz et Hiroshima…

Dans la tradition judaïque — que Benjamin connaissait bien, grâce aux travaux de son ami Gershom Sholem les temps messianiques signifient la restauration (Tikkun) de l’harmonie originaire, le rétablissement du paradis perdu. Leur equivalent seculaire dans les thèses de Benjamin est l’utopie communiste, la nouvelle societé sans classes. Dans une des notes preparatoires des thèses il insiste: “il faut rendre au concept de société sans classes son vrai visage messianique, et cela dans le propre intérêt de la politique révolutionnaire du proletariat”. Ce n’est qu’en se rendant compte de cette signification messianique que celui-ci peut eviter les pièges de l’ideologie “progressiste” et comprendre que “la société sans classes n’est pas le but final du progrès, mais la réalisation tant de fois tentée en vain — de son interruption définitive[18]“.

Sholem avait donc raison lorsqu’il écrivait que pour Benjamin “le Paradis est en même temps origine, passé ancestral de l’humanité et image utopique du futur de sa redemption”, mais je trouve qu’il se trompe lorsqu’il ajoute s’agit d’une conception du procès historique “plus cyclique que dialectique”.[19] Pour Benjamin, la société sans classes du futur (nouveau Paradis) n’est pas le retour pur et simple à la societé sans classes de la prehistoire: elle contient en soi, comme synthèse dialectique, et comme remémoration universelle, tout le passé de l’humanité.

La “correspondance” qui s’établit dans les thèses de 1940 entre l’ère messianique et la future societé sans classes ne peut pas être comprise en termes de pure “secularisation”. Le religieux et le politique, le messianique et le révolutionnaire entrent dans une relation de réversibilité réciproque, de traduction mutuelle, qui échappe à toute reduction unilaterale. Dans une lettre à Sholem datée de mai 1926, Benjamin se réfère à une identité entre le religieux et le politique qui se manifeste dans la paradoxale inversion/reversion (paradoxalen Umschlagen) de l’un dans l’autre, dans n’importe quelle direction.[20]

La conception qualitative de la temporalité produite par la réflexion politico-religieuse des thèses “Sur le concept d’histoire” s’oppose directement à celle qui est immanente aux doctrines du progrès : le temps quantitatif, linéaire et cumulatif. Le temps historique pour Benjamin n’est pas vide et homogène, comme celui des horloges, mais charge de contenu par la mémoire et par les “éclats du temps messianique” (thèse XVIII A) qui y sont incrustés. En exemple de l’affrontement entre les deux temporalités Benjamin cite la memorable attaque contre les horloges publiques par les révolutionnaires de 1830 (thèse XV) que nous avons mentionnée au debut de ce texte…

Le messianisme révolutionnaire de Benjamin se situe-t-il dans le champ de la rationalité ou de l’irrationalisme? La question est légitime, mais ii faut eviter de transformer ces deux pôles de la pensée en une dualité de type manichéen – une division rigoureuse et absolue du monde en “Forces de la Lumière” et “Forces des Ténèbres”, comme proposait l’illustre prophète Mani (IIIe siècle) dans son oeuvre Kephalia (chapitres) ou l’illustre philosophe György Lukács dans son livre La destruction de la raison (1953), qui réduit toute la philosophie allemande, de Schelling à Nietzche et de Simmel à Weber, à des variantes de l’irrationalisme.

Nous devons reconnaître que toutes les manifestations de l’esprit humain ne se laissent pas encadrer dans l’une ou l’autre de ces categories. La poésie de Baudelaire ou de Rimbaud est-elle “rationnelle” ou “irrationnelle” ? Nous trouvons la même difficulté lorsque nous essayons de définir une “philosophie poétique” — terme qu’emploie Hannah Arendt pour caractériser l’œuvre de Walter Benjamin.

Cela dit, comment situer dans ce “champ de forces” le marxisme messianique de Benjamin ? Pour Jose Guilherme Merquior ii n’y a pas de doutes : les thèses de 1940 (qu’il désigne comme “Thèses de 1939”) sont “une capitulation en face de l’irrationalisme”, une manifestation d’irrationalisme de gauche”. Cette interpretation assez categorique se fonde sur l’argument suivant : “Le Jetzzeit [sic] — le temps maintenant — de Benjamin […] nous fait penser irresistiblement au Augenblick de Klages, tel qu’Heidegger se l’approprie”. Or, Karl Mannheim indiquait déjà, dans son livre Idéologie et utopie (1929), que la conscience utopique-millenariste — par exemple, l’anarchisme d’un Gustav Landauer — refuse l’idée d’évolution ou de progrès, pour privilegier le moment (Augenblick) abrupte, le maintenant (Jetzt) charge de signification.[21] Ni Klages ni Heidegger — penseur avec lequel Benjamin se sentait très peu d’affinité — ne sont necessaires pour expliquer la présence de ces thèmes typiquement messianiques (ou rnillenaristes) dans les thèses “Sur le concept d’histoire”.[22]

Plus intéressante me semble l’opinion de Sergio Paulo Rouanet, qui se rebelle contre les interprétations irrationalistes et vitalistes de l’œuvre de Benjamin. La méthode employée dans le Livre des passages est téméraire, mais parfaitement rationnelle “Elle ne consiste pas à utiliser l’image afin de dissoudre la pensée dans l’immédiateté du preconceptuel, ce qui serait, en effet, un projet irrationaliste, mais à penser par images, comme l’allegoriste, pour arriver au plus abstrait à travers le plus concret.” Rouanet cite en outre un paragraphe du livre dans lequel Benjamin revendique explicitement la “hache aiguë de la raison [qui] […] doit rendre praticables tous les terrains, défrichant arbustes de la démence et du mythe”.[23]

Cependant, Rouanet ne se réfère pas, dans son essai, au messianisme ou aux thèses de 1940. Celui-ci serait-il un terrain miné par l’irrationalisme ? Dans son livre récent sur Benjamin, le philosophe marxiste Daniel Bensaïd définit la pensée du dernier Benjamin comme rationalité messianique. Cette dernière se distinguerait de la rationalité historiciste classique par sa conception non lineaire de la causalité, sa sensibilité envers l’imprevu et l’aléatoire, les ouvertures, les transitions et les passages. Dans les “Thèses sur le concept d’histoire” de Benjamin, “où la hache aiguisée de la raison messianique croise le marteau du matérialisme critique”, le futur est appréhendé comme possibilité faisant irruption dans le présent, et non pas comme fin de l’histoire, lieu immobile d’une terre promise.[24]

Comme l’on a découvert récemment, le célèbre historien de la culture Erich Auerbach avait proposé en 1934 Benjamin au poste de professeur de litterature allemande à l’Université de Sao Paulo: malheureusement le projet n’a pas été réalise…[25] La verité est que l’Amérique Latine était loin des preoccupations de l’auteur du Livre des passages. Nous trouvons pourtant dans ses écrits quelques références intéressantes à notre continent. Par exemple, en 1929 il publie un compte rendu du livre de Marcel Brion sur Bartolomé de Las Casas, et propose l’appréciation suivante du livre (et, par la même occasion, de la signification historique du protecteur dominicain des indigènes) : “Le travail penetrant de Brion nous révèle ici sur le terrain moral la même dialectique historique, que nous trouvons aussi sur le terrain culturel : au nom du catholicisme un prêtre s’oppose aux atrocités commises au nom du catholicisme”.[26]

Quarante ans plus tard nous trouvons au Bresil et en Amerique Latine un exemple remarquable de cette dialectique historique dans le champ éthique: un grand nombre de disciples de Las Casas, essayant de combattre, au nom du christianisme liberateur, les atrocités commises au nom de la défense de la “civilisation chrétienne occidentale”.

J’aimerais conclure ce texte par quelques mots sur la théologie de la libération, pour deux raisons:

1) Il s’agit d’une forme de culture politico-religieuse dont l’articulation explosive de théologie et marxisme, redemption et lutte de classes, presente d’indéniables affinites avec la pensée du dernier Benjamin — même s’il y a des différences évidentes (à commencer par la distance entre le catholicisme et le judaïsme) et bien que les théologiens de la libération ignorent (à peu d’exceptions) l’œuvre de l’écrivain disparu en 1940[27]. Benjamin nous aide à comprendre la théologie de la libération — et vice-versa.

2) La théologie de la liberation est l’exemple contemporain le plus important de messianisme révolutionnaire, comme production intellectuelle dominante rationaliste — et comme rnouvement social à la vocation emancipatrice.

L’une des principales critiques contenues dans l’Instruction sur quelques aspects de la théologie de la libération” lancée par le Vatican (la Congrégation pour la Doctrine de la Foi) en 1984 contre la nouvelle théologie latino-americaine, c’est qu’elle pratiquerait une herméneutique qui conduit à une relecture essentiellement politique des écritures, située “dans la perspective d’un messianisme temporel”.[28] En realité, la théologie de la liberation refuse la séparation entre le temporel et le spirituel: elle revendique pour elle-même l’esprit de l’Ancien Testament de l’unité de l’histoire — en même temps sacrée et profane, comme dans l’Exode —, en opposition au dualisme (matière/esprit) d’origine grecque, qui rompt avec la mentalité biblique.

Qu’est-ce que cela signifie par rapport au messianisme? Selon Gustavo Gutierrez, l’avenement du Messie est un theme qui traverse la Bible dans son ensemble. Une spiritualisation equivoque a souvent amené à oublier

le pouvoir transformateur des structures sociales injustes impliqué par les promesses messianiques. La suppression de la misère et de l’exploitation est un signe de la venue du Messie… Lutter pour un monde juste, dans lequel ii n’y aura plus ni de servitude, ni d’oppression, ni de travail aliené, c’est annoncer et signifier la venue du Messie. Les promesses messianiques, donc, lient étroitement le Royaurne de Dieu et les conditions de vie dignes de l’être humain.[29]

En commentant les idées de Gutiérrez et d’autres théologiens de la libèration, Christian Duquoc dominicain, professeur de l’Institut Catholique de Lyon — remarque avec pénétration:

Si les théologiens de la libération critiquent les formes spiritualisées du messianisme, c’est parce que ces formes presupposent que l’histoire marche, comme par enchantement, dans la direction d’une réalisation heureuse, eschatologique, independamment de ce que font les êtres humains. Cette interprétation spiritualisante n’incite pas à l’action, mais à la passivité. Si les pauvres se résignent, l’histoire demeure l’endroit privilegié de la violence. Le transfert du caractère messianique de Jesus au peuple, sur le fondement de Pâques, exclut un avènement du sens independamment de la prise en main de leur destin par les opprimés.[30]

Paradoxalement, la doctrine spiritualiste passive à laquelle s’oppose le messianisme actif de la théologie de la libération présente de surprenantes ressemblances avec la doctrine materialiste du progrès automatique contre laquelle combattait le messianisme révolutionnaire de Walter Benjamin…

Traduit par Danielle Ortiz Blanchard

Notes

  1. W. Benjamin, “Über den Begriff der Geschichte”, in Gesammelte Schriften, Surkamp Verlag, Frankfort, 1980, Bd. 1.2, p. 701.
  2. J. L. Talmon, Political messianism. The Romantic phase, Secker 8c Warburg, Londres, 1960, pp. 35-228.
  3. Karl Löwith, Meaning in history, The University of Chicago Press, Chicago, 1949, pp. 42-44.
  4. Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Editions Sociales, Paris, 1966 (1793), p. 248.
  5. W. Benjamin, “Das Leben der Studenten” (1915), in Gesammelte Schriften, Suhrkamp, Francfort/Main, 1977, Band II, 1, P. 75. Cette conférence a été prononcée par Benjamin en été 1914, mais sa rédaction finale a été faite plus tard, à la lumière des événments d’août 1914 (début de la guerre).
  6. W. Benjamin, Der Begriff der Kunstkritik in der deutschen Romantik, Suhrkamp, Francfort/Main, 1973 (1919), pp. 65-66, 70.
  7. Idem, ibidem, pp. 86-87. Voir aussi l’essai de 1916, “Trauerspiel und Tragödie”, qui insiste sur la différence entre le temps messianique plein (erfült) et le temps vide de la mécanique et de l’horloge (Gesammelte Schriften, II, 1, p. 134).
  8. Comme le remarque Leandro Konder dans son beau livre sur Benjamin, il y a dans l’evolution du penseur “marxiste melancolique” une forte continuite souterraine, qui le mène souvent à assumer de nouveau des conceptions antérieures, même après avoir débuté de nouvelles périodes et même après que ses idées aient été reformulées de façon importante (L. Konder, Walter Benjamin. O marxismo da melancolia, Campus, Rio de Janeiro, 1988, p. 25).
  9. W. Benjamin, “Der Surrealismus, Die letzte Momentaufnahme der europäischen Intelligenz”, in Gesammelte Schrifien, II, 1, p. 308.
  10. Lettre d’avril 1940, citée dans l’appareil critique du t. I, 3 des Gesammelte Schriften, p. 1226.
  11. Comme le remarque avec raison Jeanne Marie Gagnebin dans son excellent petit livre, Benjamin rejette une conception téléologique de l’histoire, dans laquelle celle-ci “s’achemine inexorablement en direction d’un but préetabli et démontrable “scientifiquement”. L’originalité de Benjamin consiste à ne pas se contenter de la dénonciation de cette vision deterministe, mais critiquer “la conception de temps qui la soutient et qui permet de penser le devenir historique independamment de l’action humaine” (J.-M. Gagnebin, Walter Benjamin, Brasiliense, São Paulo, 1982, p. 22).
  12. W. Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels, in Gesammelte Schrifien, I, 1, p. 343.
  13. Encore une fois nous avons employé la traduction de Marcos Muller et Jeanne Marie Gagnebin.
  14. W. Benjamin, Gesammelte Schriften, 1.2, pp. 697-698.
  15. W Benjamin, Gesammelte Schriften, III, 1, pp. 220-230.
  16. W. Benjamin, Das Passagen-werk, Francfort/Main, Suhrkamp, 1983, Band 1, p. 43.
  17. W. Benjamin, Gesammelte Schriften, I, 2, p. 703, et I, 3, p. 1243.
  18. Idem, ibidem, I, 3, pp. 1231-1232.
  19. G. Sholem, Walter Benjamin und sein Engel, Suhrkamp, Francfort/Main, 1983, p.65.
  20. W. Benjamin, Briefe, Suhrkamp, Francfort/Main, 1983, Band 1, p. 426. Sur l’interprétation des “Thèses”, je renvoie à mon ouvrage Walter Benjamin. Avertissement d’incendie, PUF, Paris, 2001.
  21. José Guilherme Merquior, O marxismo ocidental, Rio de Janeiro, Nova Fronteira, 1987, pp. 180-1, et Karl Mannheim, Ideologie und Utopie. Verlag G.S. Bulmke Francfort/Main, 1969, p. 195.
  22. Dans une lettre a Sholem datée du 20 janvier 1930, Benjamin prevoit un “choc” avec l’œuvre de Heidegger, résultat de la rencontre de deux manières “très différentes” de concevoir l’histoire. Des mois plus tard (le 25 avril), écrivant au même ami, il se réfère a un projet commun entrepris par Brecht et lui, visant “démolir Heidegger” (W. Benjamin, Briefi, Band 2).
  23. Sergio Paulo Rouanet, “Benjamin, o falso irracionalista”, in As razões do Iluminismo, Companhia das Letras, São Paulo, 1989, pp. 114-115.
  24. D. Bensaïd, Walter Benjamin, sentinelle messianique, Pion, Paris, 1990, pp. 190, 210, 217, 249.
  25. Voir la lettre d’Auerbach à Benjamin du 23 septembre 1935, recemment découverte et publiée par Karlheinz Barck: “Ii y a au moins un an, quand j’ai su que l’on cherchait un professeur de litterature allemande pour Sao Paulo, j’ai pense à vous, et j’ai transmis votre adresse à cette époque-là (au Danemark) aux instances compétentes — mais rien n’en a abouti…” (K. Barck, “5 Briefe Auerbachs and Walter Benjamin”, Zeitschrifi für Germanistik, Berlin, H. 6, 1988, p. 689).
  26. W. Benjamin, Gesammelte Schrifien, III, 1, p. 180.
  27. Rares sont les specialistes en Benjamin qui se rendent compte de cette analogie. A l’occasion du colloque sur Benjamin organise par l’Institut Goethe du Brésil, Klaus Galber a avoué sentir une “grande tentation” d’analyser la théologie de la libération à la lumière de la pensée de Benjamin (“Dossiê Walter Benjamin”, Revista USP, N° 15, sept.-nov. 1992, p. 16).
  28. Congregation pour la Doctrine de la Foi, “Instruction sur quelques aspects de la théologie de la libération”, in Théologies de la libération. Documents et debats, Cerf, Paris, 1985, p. 175.
  29. G. Gutierrez, La fuerza histórica de los pobres, Lima, Centro de Estudios y Publicaciones, 1979, pp. 55-56.
  30. Christian Duquoc, “Une unique histoire. Reflexion autour d’un thème majeur des théologies de la libération”, in Recherches de Sciences Religieuse, t. 74, N° 2, avril- juin 1986, pp. 214-215.