2006

Dans la nuits de Lumière

por Alain Grosrichard

Paris, 24 juillet 1749. Diderot, qui se levait avec le soleil, vient de sortir du lit quand on frappe à la porte du modeste logement qu’il occupe, rue de la Vieille Estrapade, dans la paroisse de Saint-Médard. “Ouvrez, au nom de roi!” II ouvre: ce sont deux officiers de police, porteurs d’une lettre de cachet ainsi libellée:

Mettre à Vincennes le Sr Didrot (sic) auteur du Livre de l’aveugle. Saisir ses papiers. L’interroger sur le champ sur ce livre. [Et sur] Les pensées philosophiques. Les bijoux indiscrets. L’allée des idées. L’oiseau blanc conte bleu.

L’ordre vient de haut, puisqu’il émane du comte d’Argenson, qui cumule les trois fonctions de ministre de la Guerre, d’intendant de Paris chargé de la police, et de “directeur de la librairie”, autrement dit de la censure. Laquelle s’applique à tout ouvrage réputé “contraire à l’État, à la religion, et aux bonnes mœurs”.

Quand il faut un ministre de la Guerre pour faire la police dans les ouvrages de l’esprit, c’est que la crise est ouverte entre la raison d’État et la raison tout court, – cette raison éclairée de la seule lumière naturelle dont se réclameront les “philosophes”, dans la seconde moitié du siecle, pour dénoncer l’obscurantisme d’un clergé prétendument éclairé par les lumières surnaturelles de la révélation. Chez Descartes, lumière naturelle et lumière surnaturelle ne se faisaient pas ombre mutuellement. Chacune éclairant son domaine, elles coexistaient pacifiquement, en principe du moins. Mais si le philosophe laissait au seul théologien le droit de se prononcer sur ce qui concernait le royaume de Dieu, il lui laissait entendre que, le royaume de Dieu n’étant pas de ce monde, c’était à lui, le philosophe, de découvrir et d’énoncer les lois naturelles qui régissent nécessairement ce monde-ci, avec pour objectif d’en rendre l’homme “comme maître et possesseur”. Cent ans après la mort de Descartes (en 1650) cette coexistence pacifique a pris fin, et ce sera bientôt la guerre entre les tenants de la raison et ceux qu’ils accuseront d’aveugler délibérément le roi sur le vrai bien de ses sujets. Ce dernier doit choisir:

Sire, écrira Diderot en 1774, si vous voulez des prêtres, vous ne voulez point de philosophes, et si vous voulez des philosophes vous ne voulez point de prêtres; car les uns étant par état les amis de la raison et les promoteurs de la science, et les autres les ennemis de la raison et les fauteurs de l’ignorance, les premiers font le bien, les seconds font le mal; et vous ne voulez par en même temps le bien et le mal.[1]

Une chose est sûre: en ce petit matin du 24 juillet 1749, le roi n’avait pas fait le bon choix, puisque c’est en son nom que le comte d’Argenson avait signé cette lettre de cachet.

Le résultat de la perquisition est maigre: chez leur homme, les deux policiers trouvent 21 cartons bourrés de traductions apparemment sans intérêt, ainsi qu’un luxueux recueil de Mémoires de mathématiques. En revanche point de “pensées philosophiques”. La recherche de l'”allée des idées” ne les mène à rien. “Les bijoux indiscrets” le sont si peu qu’ils n’ont pas laissé trace. Quant à l'”oiseau blanc, conte bleu”, pas moyen de le dénicher.

Restait le “Livre de l’aveugle”. S’il s’était agi d’une lettre volée, peut-être Diderot l’aurait-il cachée à l’endroit qui s’impose pour aveugler des policiers: suspendue, bien en évidence, dans le manteau de la cheminée. Mais comme il s’agissait de sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui y voient (publiée dans l’anonymat un mois plus tôt), que les deux limiers étaient de ceux qui y voient, et qu’il en avait laissé deux exemplaires parfaitement en vue sur sa table de travail, chacun s’étant saisi d’un exemplaire, l’un se sera écrié: “C’est ça!”, l’autre renchérissant: “Je dirais même plus: c’est ça !”. Et l’interrogatoire commence, pour se poursuivre au donjon de Vincennes devant M. Berryer, bras droit de d’Argenson.

La raison dans tous ses états

Avant d’interroger à notre tour l’auteur de cette Lettre sur l’usage qu’il proposait d’en faire à ceux qui sont aveugles en y voyant, jetons un rapide coup d’œil sur les écrits qui précedent. Leur inventaire permet en effet d’apprécier la diversité des aspects que présente la raison, à cette date, chez celui que ses amis surnommeront bientôt “le Philosophe”. Car si Diderot se sert de la raison comme arme critique contre ceux qu’il combat, il en joue tout autant contre cet autre moi, en lui, avec lequel il ne cesse de dialoguer, de discuter, de disputer. Son cogito enveloppe un sum, mais un sum qui s’éprouve divisé entre un ego et un alter ego cogitant autrement, interférant dans “les longues chaînes de raisons toutes simples et faciles” que le premier, géometre cartésien à ses heures, serait tenté de lui imposer. “J’abandonne mon esprit à tout son libertinage”, déclarera-t-il, au début du Neveu de Rameau: “Mes pensées ce sont mes catins”. Mais le libertinage auquel l’invitent ces catins, s’il prend parfois des formes licencieuses, reste un libertinage intellectuel, et la débauche une débauche d’idées. C’en est assez pour effrayer les bien-pensants. Dont le curé de Saint-Médard qui, à peine parue la Lettre sur les aveugles, s’empressera de révéler à M. d’Argenson que le nommé Diderot en est l’auteur.

Ce n’est pas le premier service que ce zélé ministre de Dieu rend au puissant ministre du roi. Deux ans plus tôt, en 1747, il avait déjà dénoncé son paroissien pour ses Pensées philosophiques[2] , mauvaises par définition puisqu’il s’agissait de pensées, et qu’elles étaient philosophiques, donc puant le déisme et la religion naturelle. Le livre avait été brulé, mais le penseur laissé libre. II en profite pour continuer à dire tout le mal qu’il pense des bien-pensants. La preuve: cette “allée des idées” – en fait La Promenade du sceptique-voyage imaginaire dans un jardin allégoriques aux sentiers qui bifurquent. Le premier sentier est une espèce de chemin de croix bordé d’épines, dans lequel il rencontre une procession d’adorateurs d’une divinité terrible, et d’autant mieux cachée à leurs regards qu’ils portent sur les yeux d’épais bandeaux. Après quoi, bifurquant, le promeneur se retrouve au milieu de métaphysiciens à système, dont les vaines disputes l’entraînent sur des chemins qui ne menent nulle part. Bifurquant à nouveau, il s’engage enfin dans une “allée des fleurs” aux couleurs de Watteau et aux parfums de Crébillon, ou l’on ne pense à rien qu’à s’embarquer pour Cythère. Mais ces dévots de Vénus et de Priape y trouveront-ils le bonheur? Et leur prosélytisme ne contribue-t-il pas à aggraver le malaise dont ils sont le symptôme, dans un monde où homme et femme, mal appariés par l’amour aveugle, ne tiennent ensemble que le temps d’une nuit et d’un moment?

Grave question, à laquelle, à peine terminée sa promenade philosophique, Diderot va s’attaquer à nouveau en composant Les Bijoux indiscrets, un roman polisson dans le goût des Mille et une Nuits, très en vogue à l’époque. A ceci près que les histoires que s’y fait conter le sultan Mangogul par des Shéhérazades très Pompadour, ce n’est pas de leur bouche hypocrite et menteuse qu’il les entend sortir, mais de leurs “bijoux” intimes, qu’un anneau magique lui permet à son gré de faire parler à cœur ouvert. Si le docteur Freud avait disposé de ce genre d’outil, il se serait épargné la peine d’interpréter les rèves de ses hystériques, et sans devoir ruser pour vaincre leurs résistances, il aurait eu réponse à son éternelle question: Whats will dans Weib? – que veut la femme? Diderot n’aura pas non plus cessé de se la poser. Mais en 1747, l’analyse semble lui servir plutôt à traiter de questions apparemment d’un tout autre ordre puisque, quelque mois après ces Bijoux, il publie un recueil de cinq savants Mémoires sur différents sujets de mathématiques (théorie des sons, projet d’un nouvel orgue, nouveau compas, problème de résistance de l’air) illustré de gravures représentant de petits amours géometres occupés à tracer sagement des x et des y sur une feuille de papier.

Comme quoi prêter l’oreille à l’autre sexe n’empêche pas, bien au contraire, de s’y entendre en acoustique, en proportions harmoniques, en mécanique des fluides et en géométrie analytique. Ce ne sont pas les lacaniens qui me contrediront. Rationalistes militants et rompus aux mathèmes, eux aussi se plaisent à tracer des x, des y, des grands A, petits a et autres lettres de leur algèbre. Mais toute leur science analytique a échoué jusqu’ici à mathématiser le rapport sexuel. Normal, puisque, selon leur calcul, “il n’y a pas de rapport sexuel”. Désolant théorème, qui se déduit pourtant logiquement de l’axiome que “la Femme n’existe pas”, sinon à la façon dont existait la diagonale du carré aux yeux des Grecs: comme une irrationnelle impossible à réduire à un chiffre rond, et provoquant la crise qu’on sait dans la raison de ces savants hommes.

Je plaisante. Ni plus ni moins pourtant que Diderot, face à cette insoluble quadrature du cercle que serait un rapport harmonieux entre les sexes. Insoluble? Pas si sûr, à lire ce chapitre ajouté tardivement à ses Bijoux[3], dans lequel, livrant par jeu son esprit de géometre à tout son libertinage, il nous conduit dans une bienheureuse “île de la raison” dont un certain Cyclophile détaille l’anatomie intime des habitants: les mâles y sont pourvus de bijoux taillés en forme de cylindres, de cônes, de pyramides, l’autre sexe présentant quant à lui les mêmes volumes en creux. En sorte que non seulement il y a du rapport sexuel, mais que chaque rapport, calculable au millimètre près, est assuré d’être parfait, sans rien qui laisse à désirer. Finis les couples mal assortis: l’examen prénuptial est affaire de règle et de compas. Ajoutons-y cependant le thermomètre (inventé par le Réaumur local), indispensable pour s’assurer que les bijoux des deux fiancés, quelque isopérimétriques qu’ils soient par ailleurs, sont aussi parfaitement isothermes. Qu’on imagine en effet la déconvenue d’une brunette au tempérament incendiaire qui, dotée d’un écrou perpétuellement porté au rouge, frissonnerait de désespoir, lors de sa nuit de noces, en sentant un époux septuagénaire lui adapter une vis sans fin du calibre adéquat, mais glacée par les ans. Ainsi, à l’inverse de ce qui se passe chez nous, les mariages là-bas sont d’autant plus délicieux qu’ils sont de purs mariages de raison. On n’y convole pas en justes, mais en exactes noces, devant un prêtre géomètre, lequel bénit les nouveaux conjoints sur un CQFD qui vaut bien les ainsi soit-il suivis de fiascos d’un curé de Saint-Médard.

En voilà un, précisément, que le sceptique en promenade aurait pu rencontrer dans l’allée des épines, à la tête d’un troupeau de bigots levant au ciel leurs yeux bandés. A les voir s’égarer, tels les aveugles de Breughel, dans cette nuit obscure illuminée pour eux de fausses lumières, le philosophe était tenté d’arracher son bandeau à l’un d’eux. Ce serait, pensait-il, “comme un aveugle-né à qui on ouvrirait les paupières”. Mais pour qu’un de ces aveugles-là accepte de voir le monde à la lumière de la saine raison, encore faudrait-il qu’il le désire. Hélas

Qui le croirait? Ces frénétiques sont heureux; ils ne regrettent point la perte d’un organe dont le prix leur est inconnu; ils tiennent le bandeau pour un ornement précieux; ils verseraient jusqu’à la dernière goutte de leur sang, plutôt que de s’en défaire.[4]

Aussi, les jugeant incurables, le philosophe renonçait-il à le leur arracher. “Laissons-les à leurs préjugés: nous risquerions trop à les en tirer; il ne doivent peut-être leur vertu qu’à leur aveuglement.”

Les lumières de l’aveugle

Deux ans plus tard, Diderot prendra le risque. C’est qu’au printemps 1749, le fameux Réaumur avait fait savoir à grand bruit dans les salons de Paris que, sur sa demande, le non moins fameux oculiste prussien Hilmer allait opérer de la cataracte une demoiselle Simoneau, jeune aveugle de naissance. Le moment où Hilmer, son opération faite, lui retirerait son bandage, promettait d’être un grand moment philosophique. En interrogeant la demoiselle, on allait apprendre enfin à quoi ressemble le monde, vu par des yeux qui s’ouvrent pour la première fois à la lumière, non pas métaphoriquement, mais réellement.

Et du même coup, on aurait la réponse à ce fameux problème, posé au début du siècle par Molyneux[5] à son ami Locke, qui l’avait reproduit au livre II (chap. 9, § 8) de son Essai sur l’Entendement humain:

Supposez un aveugle de naissance qui soit présentement homme fait, auquel on ait appris à distinguer par l’attouchement un cube et un globe de même métal, et à peu près de la même grosseur, en sorte que lorsqu’il touche l’un ou l’autre, il puisse dire quel est le cube et quel est le globe. Supposez que, le cube et le globe étant posés sur une table, cet aveugle vienne à jouir de la vue: on demande si, en les voyant sans les toucher, il pourrait les discerner, et dire quel est le globe et quel est le cube.

Petit problème de métaphysique amusante, apparemment, mais auquel se sont affrontés successivement nombre de philosophes du siècle (de Locke à Condillac, en passant par Leibniz, Berkeley, Voltaire, La Mettrie, etc. sans oublier Diderot). C’est qu’il mettait radicalement en question les fondements et l’unité de notre perception du monde extérieur: l’œil seul, en s’ouvrant à la lumière, voit-il les corps comme étendus et figurés, ou ces corps se réduisent-ils à des taches colorées? Quel rapport entre les idées de la vue et celles du toucher? Ce rapport est-il de ressemblance, comme celui d’une peinture imitant à s’y tromper, par l’artifice de la perspective, des objets en relief? Le monde visible est-il structuré comme un trompe-l’œil? Si oui, en raisonnant un peu, l’aveugle finira par reconnaître, dans ce qu’il voit comme un parallélépipede, une “expression” de la face carrée du cube qu’il a touché: ce sera la réponse de Leibniz, dans le monde harmonieux duquel tout conspire et résonne avec tout.

Mais le visible ne serait-il pas plutôt structuré comme un langage, les idées de la vue se rapportant à celles du toucher aussi arbitrairement que les mots se rapportent aux choses, ou que les mots d’une langue se rapportent à ceux d’une autre langue, sans racines communes avec la première? Dans ce cas (et c’est la thèse de l’évêque Berkeley), n’ayant jamais appris à en déchiffrer les signes, et ne disposant pas d’un dictionnaire bilingue toucher-vue, l’aveugle revoyant sera devant ce globe et ce cube comme devant une page de français traduite en chinois. II aura beau raisonner pendant des heures, il sera incapable de rapporter les taches colorées qu’il perçoit dans son ceil aux sensations de dureté, de lisse ou de piquant que le globe et le cube avaient produites sous sa main. Si j’en suis capable, moi qui suis né voyant, alors je dois en conclure que je passe mon temps, sans en avoir conscience tant j’en ai l’habitude, à traduire ces deux langues l’une dans l’autre. Je vois du feu: je n’y mets pas la main. Si j’y touchais, je commettrais un douloureux contresens, que je ne commettrai pas deux fois. Ainsi, comme sujet de la perception, je suis bilingue depuis ma plus tendre enfance. Mais ces deux langues, puis-je dire que je les parle? Non: pour Berkeley, je suis parlé, ça me parle à la fois dans ces deux langues. Or ce double discours sensible n’est ni incohérent, ni insensé. Ce qu’il me donne à voir et ce qu’il me donne à toucher constituent un même monde, ou je découvre un sens commun. Mon univers est un univers de discours, mais ce discours de l’Autre, loin d’être délirant, duplice, trompeur, est celui d’un sujet doué de raison. Et qui peut être cet Autre, sinon Dieu?

Voilà où ses spéculations sur le problème de Molyneux conduisaient l’évêque Berkeley, qui s’en trouvait renforcé dans un “idéalisme” pour lequel Diderot, en 1749, n’éprouvait pas la moindre sympathie. Comment peut-on s’aveugler au point de soutenir que la réalité matérielle n’existe pas en dehors de nos perceptions? Aveugle, un évêque l’est évidemment par état, certes. Et un bandeau épiscopal est forcément un bandeau d’importance. Le paradoxe est que c’est justement la solution qu’il propose au problème de l’aveugle-né revoyant qui lui permet de s’aveugler encore plus systématiquement. Et le pire c’est qu’il raisonne bien, ce diable d’homme de Dieu ! Système extravagant, oui, mais “système qui, à la honte de I’esprit humain et de la philosophie, est le plus difficile à combattre, quoique le plus absurde de tous”[6], enrage Diderot. D’autant que Berkeley ne se contente pas de raisonner. Au départ, le problème posé par Molyneux était un pur problème métaphysique. Seule la raison spéculative était censée répondre. L’expérience n’avait pas son mot à dire, puisqu’elle n’était pas possible, l’opération n’étant pas techniquement réalisable. Or, en 1728, le chirurgien anglais William Cheselden parvint à “abaisser les cataractes” à un aveugle-né de 13 ans, et publia un long rapport sur les réactions post-opératoires de son jeune patient. Berkeley ne manqua pas de s’en prévaloir pour confirmer sa thèse, dans la troisième édition (1732) de sa Nouvelle théorie de la vision. Ainsi, non seulement il avait pour lui des arguments rationnellement irréfutables, mais l’expérience elle-même paraissait lui donner raison, et confirmer son extravagant système.

Pas possible! Cheselden, dans son rapport, avait du mal retranscrire les propos de son aveugle revoyant. Il eût fallu un philosophe au chevet de celui-ci, pour lui poser les bonnes questions, interpréter correctement ses réponses, et en conclure que le système de Berkeley ne tenait pas debout. Aussi, apprenant que l’expérience allait être réitérée chez Réaumur, Diderot sollicita-t-il d’être invité à assister à la levée du bandage, accompagné d’une amie philosophe. Sûrement qu’en sa présence, la demoiselle Simonneau ne se mettrait pas à genoux en s’écriant: “Miracle ! je vois Dieu me parler !”, et autres balivernes épiscopales … Réaumur l’ayant éconduit, on imagine la déception de Diderot. “Il a voulu laisser tomber le voile devant quelques yeux sans conséquence”, écrira-t-il à son amie, au début de la Lettre qu’il lui adresse[7]. Son amertume est d’autant plus compréhensible que, parmi ces “yeux sans conséquence”, se trouvaient ceux du comte d’Argenson, responsable du maintien de l’ordre, autrement dit du maintien des bandeaux sur les yeux de la population. Tant pis. Ou tant mieux, puisqu’à défaut d’assister à l’expérience, il s’est “mis à philosopher avec quelques amis sur la matière importante qu’elle a pour objet”, à savoir sur les aveugles, et sur les lumières que nous pouvons recevoir d’eux, nous autres qui voyons.

Ainsi de cet aveugle de Puiseaux (une petite ville au centre de la France), chez qui le Philosophe et ses amis se sont rendus le jour même ou Hilmer opérait sa demoiselle. Ils n’aúront pas regretté le voyage, tant ce non-voyant de bon sens leur apporte de clartés de toutes sortes, en leur parlant du fond de cette nuit ou, ayant pour ainsi dire “des yeux au bout des doigts”, il y voit autrement mieux que nous en plein jour. Notamment sur les questions morales, – comme la pudeur, qui ne signifie rien pour lui – ou d’esthétique, comme notre définition du beau, dont il nous fait saisir à quel point elle est propre aux voyants, donc toute relative. Quant à l’idée qu’il se fait d’un miroir, elle émerveille le Philosophe, et donne à réfléchir aux lecteurs de Lacan, qui savent quel rôle structurant revêt pour lui le “stade du miroir” dans la constitution du moi comme instance imaginaire.

Mais c’est par le truchement d’un autre aveugle, – le célebre mathématicien et géometre Saunderson[8] – que Diderot va dénoncer ces prestiges de l’imaginaire et subvertir radicalement ce monde en ordre dans lequel nous nous complaisons à retrouver notre image en miroir. Pour n’avoir pas d’yeux, Saunderson n’en est que plus lucide sur ce qui nous regarde dans l’admirable spectacle du monde où nous croyons reconnaître l’œuvre d’un Dieu souverainement bon, raisonnable, aussi grand horloger que grand décorateur, et censé nous parler à travers le grand livre de la Nature sans cesse ouvert à nos regards. A en juger par les propos que Diderot ose lui faire tenir devant M. Holmes (le prêtre venu l’assister dans ses derniers moments), ce qui nous regarde de làhaut n’est nullement l’œil éclairé d’un père providentiel. C’est un trou noir, une orbite vide ouvrant sur un abîme sans fond dans le silence éternels des espaces infinis. Le prêtre ayant sorti au moribond l’argument cosmologique,

Eh Monsieur, lui disait le philosophe aveugle, laissez là tout ce beau spectacle qui n’a jamais été fait pour moi! J’ai été condamné à passer ma vie dans les ténebres, et vous me citez des prodiges que je n’entends point, et qui ne prouvent que pour vous et pour ceux qui voient comme vous. Si vous voulez que je croie en Dieu, il faut que vous me le fassiez toucher.

Qu’à cela ne tienne, répond le ministre: “portez les mains sur vousmême, et vous rencontrerez la divinité dans le mécanisme admirable de vos organes”. L’ennui, c’est que Saunderson, après quelques remarques embarrassantes sur la grande machine du monde (ou “l’ordre n’est pas si parfait qu’il ne paraisse encore de temps en temps des productions monstrueuses”), en vient à porter la main sur la partie de sa propre machine qui, à l’évidence, présente un grave défaut de fabrication, puisqu’il est né sans yeux.[9] Et se tournant en face du ministre, il ajouta: “voyez-moi bien, Monsieur Holmes, je n’ai point d’yeux. Qu’avions-nous fait à Dieu, vous et moi, l’un pour avoir cet organe, l’autre pour en être privé ?”

Argument sans réplique, et qui porte d’autant plus fort que, dans la bouche même de ce monstre, la démonstration prend une valeur performative: vous me parlez de votre Dieu. Mais ne suis-je pas, moi qui vous parle, le vivant défaut de sa création? Et ce défaut n’atteste t-il pas, plus incontestablement que toutes vos merveilles, que l’Être prétendument tout parfait qui m’a créé n’existe qu’à vos yeux? Que je ne suis, moi, comme vous et comme ce monde où nous vivons, que l’effet momentanément viable d’une certaine combinaison de molécules parmi des millions d’autres combinaisons possibles, qui ont déjà produit des millions de mondes, et qui en produiront des millions d’autres? Jamais le coup de dés qui nous a produits n’abolira le hasard qui, depuis la nuit des temps, préside à la partie sans fin (ni fins) que la nature joue et rejoue avec elle-même. Là-dessus, Saunderson fut pris d’un “accès de délire dont il ne sortit que pour s’écrier: O Dieu de Clarke et Newton, prends pitié de moi! et mourir”[10]. Mais quelle pitié attendre de ce Dieu des philosophes et des savants, quand au moment de lui rendre son âme on ose déclarer: je n’ai pas d’yeux, donc Dieu n’est pas?

En tout cas, un qui sera sans pitié pour l’auteur de ce dialogue entre un prêtre et un moribond, c’est M. d’Argenson. En répondant à sa Lettre par une lettre de cachet, il apprendra à cet impie doublé d’un insolent qu’un chef de la police n’a pas “des yeux sans conséquence”. De fait, ces conséquences sont graves: quand une lettre de cachet vous expédie, sans autre forme de procès, dans un de ces trous noirs que sont les bastilles royales, on ne sait pas quand on reverra la lumière, ni même si on la reverra un jour.

Et le Philosophe n’est pas la seule victime de son audace. Les 21 cartons trouvés chez lui par les deux policiers contenaient en effet les traductions d’articles de la Cyclopedia (1728) de l’anglais Chambers. Or ces traductions devaient servir de matériaux pour une encyclopédie française qu’un groupe de libraires avait mise en chantier quelques années plus tôt, et dont ils avaient confié, en 1747, la direction à Diderot et à d’Alembert. On sait que ceux-ci (Diderot principalement, après la défection de d’Alembert) allaient transformer complètement le projet initial pour en faire, au terme de vingt années de combats acharnés, ce monument des Lumières que serait l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers[11]. Diderot arrêté, cette ambitieux projet se trouvait brusquement suspendu. Pour les libraires, c’était la catastrophe: ils avaient engagé des fonds et se voyaient menacés de faillite.

Le Philosophe et son double

Mais la Raison aussi risquait d’y perdre des plumes, et non des moindres: celles des “gens de lettres”, qui avaient accepté de mettre la leur à son service, et de collaborer à l’entreprise philosophique commune. Parmi ceux-ci, Rousseau. La nouvelle de l’incarcération de son ami le plus cher fut pour lui un coup terrible: “Je le crus là pour le reste de sa vie. La tête faillit à m’en tourner.”[12]

Trois mois plus tard, elle allait lui tourner tout à fait sur la route de Paris à Vincennes, qu’il parcourait à pied, trois fois la semaine, pour aller embrasser son alter ego prisonnier. Le trajet étant long, il avait l’habitude, en marchant, de parcourir un livre ou un journal. Un jour d’octobre où (parait-il) le soleil tapait dur, il marchait sans chapeau en parcourant le Mercure de France, quand au détour d’une page, tombant sur la question mise au concours par l’Académie de Dijon pour son prix de l’année suivante (savoir “si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs”[13]) , il est soudain victime d’un coup de bambou dont il ne se remettra plus.

“A l’instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre homme”, écrira-t-il dans les Confessions. Dans la seconde de ses Lettres à M. de Malesherbes, c’était dans un langage plus clinique qu’il se décrivait en saint Paul sur le chemin de Damas:

Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c’est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture: tout à coup je me sens l’esprit ébloui de mille lumières; des foules d’idées vives s’y présenterent à la fois avec une force et une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable: je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l’ivresse, une violente palpitation m’oppresse, soulève ma poitrine; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l’avenue, et j’y passe une demie heure dans une telle agitation qu’en me relevant j’aperçus tout le devant de ma veste mouillée de mes larmes sans avoir senti que j’en répandais.[14]

Illumination, cet accident de parcours? Sans doute, mais qui, sur le moment, l’éblouit au point de l’aveugler, et ne l’inspire qu’en l’empêchant de respirer. En fait, il s’agit très exactement d’une crise, au sens médical où ce mot s’entendait à l’époque. “CRISE: effort que fait la nature dans les maladies, qui est d’ordinaire marquée par une sueur, ou par quelque autre symptôme et qui donne à juger de l’événement d’une maladie”, lit-on dans le Dictionnaire de l’Académie (édition de 1740). C’est bien en effet par une crise de cet ordre que la voix de la Nature, trop longtemps refoulée en lui, semble venir faire retour pour lui dicter la réponse à la question posée. Non, lui signifie-t-elle par ce bouleversement, contrairement à ce que ta raison abusée t’avait laissé croire jusqu’à ce jour, le progrès des sciences et les arts n’a nullement contribué à épurer les mœurs: il est le premier coupable de leur corruption. Réponse en forme de verdict (ce verdict qu’est étymologiquement une crise[15]), mais un verdict tellement inattendu pour le savant artiste que Rousseau se flattait d’être alors (compositeur des Muses galantes, ne venait-il pas d’achever de rédiger, pour l’Encyclopédie, les quelque 360 articles de théorie musicale que lui avait commandés Diderot?) qu’il ne peut d’abord se l’annoncer à lui-même que dans ce langage crypté du symptôme à quoi le médecin reconnaît que le malade est sur le point d’entrer en crise, pour le meilleur ou pour le pire. Qu’on compare les lignes plus haut citées de la lettre à Malesherbes avec ce qu’écrira Bordeu: “La crise[… ] est précédée d’un dérangement singulier des fonctions: la respiration devient difficile, les yeux deviennent étincelants: le malade tombe dans le délire, il croit voir des objets lumineux: il pleure, etc.” Suivent alors telles ou telles “excrétions critiques” (Bordeu renvoie aux articles “Urine”, “Crachat”, “Sueur”, “Hémorragie”) qui sont autant de moyens de pronostiquer l’issue, bonne ou fatale, de la maladie. Dans le cas de Rousseau, c’est sur une feuille de papier blanc trempé de larmes que se répand l'”excrétion critique”. Extrêmement critique, même, puisque qu’il s’agit du premier jet de la “prosopopée de Fabricius”, fort éloquent et sublime crachat (mais crachat tout de même) lancé contre les sciences et les arts par l’auteur du futur Discours, qui, effondré sous son arbre, vient de s’apercevoir qu’il est un grand malade de la civilisation.

La crise, du reste, ne fait que commencer, et Rousseau en est si peu sorti qu’ayant repris sa route vers Vincennes, il y arrive “dans une agitation qui tenait du délire.” Diderot, fin clinicien, s’en étant aperçu, “je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius écrite en crayon sous un chêne[16].” On pensera qu’en entendant son alter ego déblatérer contre ces sciences et ces arts au progrès desquels son Encyclopédie devait précisément contribuer, le Philosophe l’aura traité de faux-frère, de traître à la cause des Lumières. Or pas du tout. Pareil au médecin qui, constatant l’état critique de son patient, lui prescrirait un vomitif ou un clystère pour provoquer un supplément d'”excrétions critiques”, Diderot “m’exhorta de donner l’essor à mes idées et de concourir au prix”, raconte Rousseau, qui suivra le conseil. “Quand ce Discours fut fait, je le montrai à Diderot qui en fut content.”[17] Les académiciens de Dijon aussi, puisque, le 9 juillet, ils le couronneront. Et non seulement Diderot applaudira à leur choix, mais il se chargea lui-même de le faire imprimer, muni du vers d’Ovide que Rousseau avait choisi de placer en exergue: “Barbarus hic ego sum, quia non intelligor illis” (Je passe ici pour un barbare parce que je ne suis pas compris de ces gens-là).

On se dira que, pour applaudir au Discours de ce barbare qui se faisait le “fauteur de l’ignorance”, “l’ami de la raison et promoteur de la science” devait l’avoir complètement perdue, cette raison. Certes, son incarcération l’avait d’abord plongé dans une noire mélancolie. Mais après quelques moments difficiles, il avait vite retrouvé sa tête philosophique, et occupait son temps à transcrire (dans les marges d’un Paradis perdu de Milton) la traduction qu’il se faisait de mémoire de l’Apologie de Socrate. Un Socrate auquel il se sentait en droit de s’identifier: comme le philosophe grec, n’était-il pas emprisonné pour avoir tenté d’ouvrir les yeux de ses concitoyens à la lumière du logos? Et pourtant, à peine libéré, il soutient activement Rousseau, qui s’emploierait plutôt à les leur refermer. Tout en se réclamant, lui aussi, de ce même Socrate.

Qu’on relise en effet le début de son Discours sur les sciences et les arts: “Quel parti dois-je prendre dans cette question? Celui, Messieurs qui convient à un honnête homme qui ne sait rien”, déclarait-il aux savants académiciens de Dijon, en ajoutant: “et qui ne s’en estime pas moins”, attendu que ce parti était celui de Socrate, qui ne rougissait pas de répéter: “je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien”. Il en sait cependant assez, et manie suffisamment bien l’art de la rhétorique, pour entreprendre de démontrer, mettant en œuvre toute sa science et tout son art de persuader, que les sciences et les arts ont corrompu nos mœurs. En quoi ce soi-disant Socrate paraît bien être le sophiste qu’auront beau jeu de dénoncer ses adversaires. Un sophiste de la pire espèce, qui pousse le paradoxe jusqu’à jeter l’anathème sur l’imprimerie, qualifiée d'”art d’éterniser les extravagances de l’esprit humain”. Ne sont-ce pas les siennes que cet “art funeste” auront permis d’éterniser, se dira-t-on, en lisant, imprimé noir sur blanc, que “grâce aux caractères typographiques et à l’usage que nous en faisons, les dangereuses rêveries des Hobbes et des Spinoza resteront à jamais”? Comme si les siennes étaient inoffensives ! “Allez, écrits célebres dont l’ignorance et la rusticité de nos pères n’auraient point été capables” poursuit-il,

accompagnez chez nos descendants ces ouvrages plus dangereux encore d’où s’exhale la corruption des mœurs de notre siècle, et portez ensemble aux siècles à venir une histoire fidèle du progrès et des avantages de nos sciences et de nos arts. S’ils vous lisent […], il lèveront leurs mains au Ciel, et diront dans l’amertume de leur cœur: “Dieu tout puissant, toi qui tiens dans tes mains les Esprits, délivre nous des lumières”[18].

Quelles lumières, sinon celles de Saunderson, auxquelles l’autre Socrate devait d’avoir été jeté en prison, sur dénonciation du curé de sa paroisse, ce nouvel Anytos?

Quoi! Curé de Saint-Médard et Jean-Jacques Rousseau, même combat? Même torche purificatrice brandie contre le flambeau des Lumières? Ces lignes de l’avant-dernière page du Discours tendraient à le laisser croire:

A considérer les désordres affreux que l’imprimerie a déjà causés en Europe, à juger de l’avenir parle progrès que le mal fait d’un jour à l’autre, on peut prévoir aisément que les souverains ne tarderont pas à se donner autant de soins pour bannir cet art terrible de leurs États, qu’ils en ont pris pour les y établir.

II ne feraient que suivre en cela le sage exemple du sultan Achmet, prince éclairé s’il en fut. Lequel,

cédant aux importunités de quelques prétendus gens de goût avait consenti d’établir une imprimerie à Constantinople. Mais à peine la presse fut-elle en train qu’on fut contraint de la détruire et d’en jeter les instruments dans un puits.

Les libraires qui s’étaient associés pour imprimer l’Encyclopédie auront dû apprécier. Et se demander s’il n’était pas grand temps pour eux de se reconvertir en artisans copistes, avec mission de calligraphier en masse le saint Évangile, seul livre qui, selon Rousseau, vaille d’échapper aux flammes. Car quant aux autres, ils sont bons à bruler. Mutatis mutandis, c’était déjà la brillante logique du calife Omar:

On dit que le calife Omar, consulté sur ce qu’il fallait faire de la bibliothèque d’Alexandrie, répondit en ces termes: si les livres de cette bibliothèque contiennent des choses opposées à l’Alcoran, ils sont mauvais et il faut les brûler. S’ils ne contiennent que la doctrine de l’Alcoran, brûlez-les encore: ils sont superflus. Nos savants ont cité ce raisonnement comme le comble de l’absurdité. Cependant supposez Grégoire le Grand à la place d’Omar et l’Évangile à la place de l’Alcoran, la Bibliothèque aurait encore été brulée, et ce serait peut être le plus beau trait de la vie de cet illustre pontife.[19]

Voilà le genre de propos incendiaires qu’en décembre 1751, Diderot pouvait lire dans le Discours de son alter ego édité par ses soins. Or, à la même date, paraissait le Prospectus rédigé par lui à l’adresse des futurs souscripteurs de l’Encyclopédie, dont le premier volume était sous presse. “Que l’Encyclopédie devienne un sanctuaire ou les connaissances des hommes soient à l’abri des temps et des révolutions”, leur lançait-il, conscient du caractère sacré du monument dont la “société de gens de lettres” au nom de laquelle il parlait venait de poser les fondements. Et lui aussi, comme par hasard, évoquait la bibliothèque d’Alexandrie. Mais pour en déplorer la perte:

Faisons donc pour les siècles à venir ce que nous regrettons que les siècles passés n’aient pas fait pour le nôtre. Nous osons dire que si les Anciens eussent exécuté une encyclopédie, comme ils ont exécuté tant de grandes choses, et que ce manuscrit se fût échappé seul de la fameuse bibliothèque d’Alexandrie, il eût été capable de nous consoler de la perte des autres.[20]

Entre lui et Rousseau, apparemment, c’est le jour et la nuit. S’il ne devait rester demain qu’un livre, que ce soit notre Encyclopédie, proclame le Philosophe, les yeux de la raison tournés vers un avenir éclairé par le progrès des sciences et des arts. A ce prospectus progressiste s’oppose terme à terme ce qu’on pourrait nommer, jouant sur les mots latins[21], le respectus rétrograde de son alter ego. Les yeux du cœur nostalgiquement fixés sur cette nuit des temps peuplée d’heureux barbares ignorants et incultes, vrai Paradis perdu dont il avait eu la vision rétrospective à l’ombre de son chêne, Rousseau lance au contraire: que notre seule Bible soit l’Évangile. Et encare… A quoi bon faire l’effort d’apprendre à lire, fut-ce pour déchiffrer le livre saint, puisque la seule science qu’il nous enseigne est la vertu. Or cette science-là est à la portée du premier analphabète venu, à condition qu’il sache prêter l’oreille, en lui, à la voix de sa conscience:

Ô vertu, science sublime des âmes simples, faut-il donc tant de peine et d’appareil pour te connaître? Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les cœurs? Et ne suffit-il pas pour apprendre tes lois de rentrer en soi-même, et d’écouter la voix de sa conscience dans le silence des passions? Voilà la véritable philosophie.[22]

D’où l’on devrait conclure que la philosophie pour laquelle Diderot se bat n’est aux yeux de son ami qu’une pseudo-philosophie. Le plus Socrate de nous deux, ce n’est pas toi, c’est moi, semble lui dire Rousseau. Ta science sans conscience n’est que mine de l’âme et corruption des mœurs, Monsieur le raisonneur. A quoi le raisonneur pourrait évidemment répondre: ta conscience sans science n’est qu’imbécillité d’esprit et barbarie grossière, pauvre fou d’inspiré.

Ce n’est pas le cas : malgré les apparences, ces deux Socrates ne sont pas (ou pas encore) frères ennemis. La “vraie philosophie”, c’est celle qu’ils pratiquent ensemble contre les mêmes “ennemis de la raison”. Que l’un croie en un Dieu dont l’autre ne veut rien savoir, n’empêche pas qu’ils fassent la paire et se battent ensemble, chacun avec ses armes propres, pour défendre l’idée qu’ils ont de la raison, dans son usage pratique et spéculatif. L’un est à I’autre ce que ce que sera le Kant de la seconde Critique au Kant de la première. Si Rousseau, musicien de vocation, déclare se spécialiser dans I’écoute de la voix de la conscience, ce qu’il en entend en 1751 ne vise nullement, selon lui, à ternir “la gloire de ces hommes célèbres qui s’immortalisent dans la république des lettres”, et qu’on ne saurait accuser de contribuer à la corruption des mœurs. Témoins “les Verulam, les Descartes, les Newton”[23], – et de nos jours les Diderot et d’Alembert, auxquels il pense sans les nommer. S’avouant modestement incapable, lui, de s’immortaliser dans cette république des lettres ou son Discours va pourtant lui donner droit de cité (et avec quel éclat !) il le conclut par ces mots: “Tâchons de mettre entre eux et nous cette distinction glorieuse qu’on remarquait autrefois entre deux grands peuples: que l’un savait bien dire, et l’autre bien faire.”[24] Bref: à toi Diderot le rôle de l’éloquent et savant athénien. A moi Rousseau celui du vertueux spartiate. Tu sais bien dire sans pour autant mal faire? Moi, je ne sais que bien faire, sans pour autant médire de mon ami. Au contraire: vois comme je dis du bien de toi.

Peu sensible aux éloges, Diderot appréciera celui-là: “L’éloge d’un honnête homme est la plus digne et douce récompense d’un autre honnête homme: après I’éloge de sa conscience, le plus flatteur est celui d’un homme de bien.” Et quand cet homme de bien s’identifie avec la voix de sa conscience, quel réconfort pour l’homme de science! “Ô Rousseau, mon cher et digne ami, je n’ai jamais eu la force de me refuser à ta louange: j’en ai senti croître mon goût pour la vérité et mon amour pour la vertu”, s’écriera-t-il, au beau milieu de l’article “Encyclopédie” de l’Encyclopédie[25]. De la vertu, son directeur en aura bien besoin pour se lancer dans les nouvelles batailles qui I’attendent et satisfaire, volume après volume, ce goût de la vérité que la coalition des bien-pensants s’emploieront vainement à lui rendre amer. Surtout que Rousseau ne sera plus à ses côtés pour le soutenir, ayant choisi d’aller se cacher au fond des bois pour y développer systématiquement toutes les conséquences – notamment politiques – de l’illumination qu’il avait eue au pied de son “chêne”, sur la route de Vincennes.

L’arbre encyclopédique

C’est un arbre tout différent qui fournit à Diderot la matière du dictionnaire dont il sera le maître d’œuvre à la tête d'”une société de gens de lettres”. L’Encyclopédie se présente en effet comme un dictionnaire. Un de plus, en ce siècle éclairé ou ils sont déjà si nombreux, et Diderot s’en félicite. Car c’est à eux qu’on doit “en partie les lumières qui se sont répandues dans la société, et ce germe de science qui dispose insensiblement les esprits à des connaissances plus profondes.” Il importait donc “d’avoir en ce genre un livre qu’on pût consulter sur toutes les matières”[26], – sciences, arts ou métiers. Ce Dictionnaire raisonné y pourvoira. Mais serait-il universel, il ne mériterait pas encore le titre d’Encyclopédie. Le mot signifie en effet “enchaînement de connaissances”, rappelle Diderot au début de l’article qu’il consacre à la chose, et dans lequel il expose longuement non pas ce qu’est une encyclopédie (jusqu’ici il ne pouvait en exister aucune digne de ce nom, car “il n’appartenait qu’à un siècle philosophique de tenter une encyclopédie”[27] ), mais ce qu’elle doit être, une fois réalisée conformément au but que se sont fixé ses directeurs.

Quel est ce but? C’est

de rassembler les connaissance éparses sur la surface de la terre; d’en exposer le système aux hommes avec qui nous vivons et de le transmettre aux hommes qui viendront apres nous, afin que [… ] nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que nous ne mourrions pas sans avoir mérité du genre humain.[28]

Si donc les encyclopédistes se sont fixé pour premier but d’instruire le genre humain, c’est pour atteindre leur fin dernière, qui est de l’éduquer à la pratique de la vertu dans laquelle il trouvera son bonheur. Autrement dit: de poser les fondements d’une future cité savante aussi heureuse que vertueuse, nouvelle Athènes doublée d’une nouvelle Sparte.

Voilà ce que doit être l’ambition d’une encyclopédie authentiquement philosophique. Car “aujourd’hui que la philosophie s’avance à grands pas [… ] et qu’on commence à secouer le joug de l’autorité et de l’exemple pour s’en tenir aux lois de la raison”[29], l’Encyclopédie sera “philosophique” ou ne sera pas.

Elle le sera en permettant à chacun de faire sienne la devise des Lumières: Sapere aude, Ose savoir ! Mais aussi: ose ne pas tout savoir. “Celui qui s’annonce pour savoir tout montre seulement qu’il ignore les limites de l’entendement humain”[30], et qu’il se prend pour Dieu. Un philosophe, même encyclopédiste – et justement parce qu’encyclopédiste – ne se prend pas pour Dieu. Loin de viser à l’omniscience et de prétendre appréhender l’univers du point de vue que son créateur supposé a sur toutes choses, telles qu’elles sont en soi, il s’en tient au point de vue de l’homme, et à la représentation qu’il a des choses, telles qu’elles lui apparaissent. Relatif, ce point de vue ne lui en donne sans doute qu’une représentation partielle et intéressée. Mais c’est à celle-là que s’en tiendra le Philosophe, parce que c’est la seule humainement intéressante. Qu’on songe que

Si l’on bannit l’homme ou l’être pensant et contemplateur de la surface de la terre, ce spectacle pathétique et sublime de la nature n’est plus qu’une scène triste et muette. L’univers se tait; le silence et la nuit s’en emparent. Tout se change en une vaste solitude ou les phénomènes inobservés se passent d’un maniete obscure et sourde. C’est la présence de l’homme qui rend l’existence de ces êtres intéressante.

D’où une sorte de révolution copernicienne, kantienne avant la lettre:

Pourquoi n’introduirions-nous pas l’homme dans notre ouvrage, comme il est dans l’univers? Pourquoi n’en ferions-nous pas le centre commun? Est-il dans l’espace infini quelque point d’où nous puissions avec plus d’avantage faire partir les lignes immenses que nous nous proposons d’étendre à tous les autres points?[31]

Or, depuis Bacon (revu par Locke), le Philosophe sait que ce savoir, l’entendernent humain ne l’acquiert que par les sens. Que toutes ses idées sont d’abord perceptions, sur lesquelles il opère de “trois façons, selon ses trois facultés principales: “la mémoire, la raison, l’imagination”. Par la mémoire, il fait un dénombrement pur et simple de ses perceptions; par la raison, “il les examine, les compare et les digère”; par l’imagination “il se plaît à les imiter et à les contrefaire”.

D’ou résulte une distribution générale de la connaissance humaine qui paraît assez bien fondée: en Histoire, qui se rapporte à la mémoire; en Philosophie, qui émane de la raison; en Poésie, qui naît de l’imagination.[32]

Distribution si bien fondée qu’elle permet, à partir de ces trois maîtresses branches que sont l’Histoire, la Philosophie et la Poésie, d’engendrer formellement, par ramifications de plus en plus fines, le système complet des connaissances humaines “éparses sur la terre”. Les rassembler telles quelles et les exposer sans ordre n’eut cependant pas été conforme à la définition de l’Encyclopédie comme “enchaînement des connaissances”. Aussi

le premier pas que nous avions à faire vers l’exécution raisonnée et bien entendue d’une encyclopédie, c’était de former l’arbre généalogique de toutes les sciences et de tous les arts, qui marquât l’origine de chaque branche de nos connaissances; les liaisons qu’elles ont entre elles et avec la tige commune, et qui nous servit à rappeler les divers articles à leurs chefs. Ce n’était pas une chose facile. Il s’agissait de renfermer en une page le canevas d’un ouvrage qui ne se peut exécuter qu’en plusieurs volumes in-folio, et qui doit contenir un jour toutes les connaissances des hommes[33].

Facile ou non, c’est chose faite. Et le futur lecteur de l’Encyclopédie peut en effet admirer l'”arbre de la connaissance”, qui couvre majestueusement la double dernière page du Prospectus. A I’évidence, cet arbre-là n’est pas de l’espèce de celui sous lequel Rousseau avait eu sa vision. Funeste avatar de l’arbre de la Genèse qui fit le malheur de nos premiers parents, n’est-il pas à ses yeux l’arbre maudit qui nous cache à jamais la forêt primitive, ce paradis perdu des origines au sein duquel l’homme à l’état de nature vivait heureux et bon sans le savoir? Diderot et d’Alembert, au contraire, se sont donné pour tâche de récolter pour leurs contemporains et de conserver pour les générations futures les fruits produits depuis des siècles par cet arbre de la connaissance. Mais un partage de tâches s’imposait[34], car la récolte est immense. Tout n’y étant pas bon à consommer, il fallait aussi faire un tri, afi.n d’offrir au lecteur de quoi satisfaire son appétit de savoir, sans qu’il risque l’empoisonnement.

Choisissant donc un nombre suffisant de collaborateurs parmi les plus compétents dans leur science, leur art ou leur métier, “nous avons distribué à chacun la partie qui lui convenait: les mathématiques au mathématicien, les fortifications à l’ingénieur, la chimie au chimiste”, la médecine aux médecin, la musique à Rousseau, etc. “Ainsi chacun n’ayant été occupé que de ce qu’il entendait [… ] personne ne s’est avancé sur le terrain d’autrui, ni ne s’est mêlé de ce qu’il n’a peut-être jamais appris”[35], – ce qui est trop souvent le cas dans le petit monde des lettres, des sciences et des arts, ou l’on se jalouse et se pille sans vergogne, ou l’on est prêt à toutes les bassesses pour se faire applaudir, ou les académies, les salons, les cercles sont autant de factions qui s’affrontent à coups de d’épigrammes sanglantes, – bref où c’est la petite guerre de tous contre tous.

Rien de tel entre les collaborateurs de l’Encyclopédie. Se gardant d’aller les chercher dans des corps déjà constitué – académie ou université – le Philosophe et le Géomêtre les ont voulus “épars, occupés chacun de sa partie, et liés seulement par l’intérêt général du genre humain, et par un sentiment de bienveillance réciproque.”[36] En sorte que ces gens de lettres, en s’associant, pourraient presque reprendre les mots dans lesquels, chez Rousseau, se formulera le contrat social: “Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale”, seule

forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant.[37]

N’en va-t-il pas de même entre les encyclopédistes? Chacun d’eux ne s’engage-t-il pas devant tous les autres à mettre sa personne et tout son savoir légitimement acquis par l’exercice de ses propres facultés sous la suprême direction de la volonté générale, celle de la “société de gens de lettres” qui s’exprime à travers ce nous utilisé par le Philosophe (dans le Prospectus) ou par le Géometre (dans le Discours préliminaire)?

Au lieu de la personne particulière de chaque contractant, poursuit Rousseau, cet acte d’association produit un corps moral et collectif […], lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique, qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de cité, et prend maintenant celui de république.[38]

En 1751, la “société de gens de lettres” qui vient de se constituer au sein de la très catholique monarchie française ne répond-elle pas à cette définition de la république? Non qu’elle se veuille un État dans l’État. Ce serait plutôt l’inverse: ses citoyens n’étant assujettis qu’aux lois de la raison, qu’ils se donnent à eux-mêmes et qui valent pour tout homme, elle a vocation à étendre pacifiquement son empire sur la terre entière. Aussi revendique-t-elle son indépendance à l’égard du pouvoir en place. L’Encyclopédie est notre œuvre collective, déclare le Philosophe:

Si le gouvernement se mêle d’un pareil ouvrage, il ne se fera point. Toute son influence doit se borner à en favoriser l’exécution […] Un monarque peut d’un seul mot faire sortir un palais d’entre les herbes: mais il n’en est pas d’une société de gens de lettres comme d’une troupe de manouvriers. Un encyclopédie ne s’ordonne point.[39]

Entendons qu’elle n’a pas d’ordre à recevoir d’en haut, ni de Dieu, ni du roi, et encore moins de leurs vicaires ou lieutenants de police. Si un ordre y règne, c’est celui – tout à la fois organique et rationnel – que donne à voir l’arbre de la connaissance déployant ses branchages jusqu’à d’ultimes et parfois surprenants rameaux (“bonneterie”, par exemple, si l’on suit les bifurcations de la branche “Histoire”, ou “superstition et magie noire”, si l’on suit celles de la branche “Philosophie”).

“Changer la façon commune de penser”

Mais pourquoi avoir tronçonné cet arbre généalogique en une multiplicité d’articles, redistribués et enchainés selon un ordre alphabétique, qui n’a plus rien de rationnel? Refusant tout ordre venu d’en haut, les hommes de raison que sont ces gens de lettres se seraient-ils laissé dicter leur loi par celles de l’alphabet? Débité de A à Z en 71818 artides, l’arbre du savoir n’en devient-il pas méconnaissable, et le lecteur, perdu dans ce labyrinthe de pièces et de morceaux, ne risque-t-il pas de perdre la raison en s’épuisant à la chercher?

Non, répondent le Philosophe et le Géomètre. D’abord, cet ordre est plus commode et plus facile pour nos lecteurs, qui désirant s’instruire sur la signification d’un mot, le trouveront plus aisément dans un Dictionnaire alphabétique que dans tout autre. On objectera que la chose désignée par ce mot est liée à d’autres choses avec lesquelles, dans le système d’un savoir particulier, elle entretient des rapports de principe à conséquence, et non de simple consécution. Que C suive A et B dans l’alphabet ne permet pas de démontrer par A plus B telle ou telle propriété de C. Sans doute. Aussi le mot, avant même d’être défini, sera-t-il rapporté à la science, à l’art ou au métier desquels il relève. (Exemple: “Encyclopédie”, rapporté à “Philosophie”.) Et surtout, l’article contiendra des renvois, occasionnés tantôt par certains mots que d’autres mots peuvent expliquer, tantôt par la chose même dont traite l’article, que d’autres choses dont traite un autre artide (ou qu’illustre une planche) peuvent éclairer sous un nouveau jour, révélant des rapports inaperçus avec les objets de tel ou tel autre article, constituant des réseaux “qui fortifient les conséquences, entrelacent la branche au tronc, et donnent au tout cette unité si favorable à la vérité et à la persuasion.”[40]

Ce qui, certes, suppose du lecteur qu’il fasse l’effort de se déplacer d’un article à un autre, et qu’il ose avancer, de renvoi en renvoi, jusqu’à des vérités dont, au premier regard, il n’aurait sans doute rien pu ou rien voulu savoir. Mais c’est à cela justement que l’invite la maxime des Lumières : ose savoir, ose faire usage de ta raison, même et surtout quand il s’agit de soumettre à sa critique les illusions qui t’aveuglaient ! Car ces “renvois de choses” n’ont pas pour seul effet de

confirmer des hypothèses, de transformer le probable en certain, le vraisemblable en vrai:

Quand il le faudra, ils produiront aussi un effet tout contraire: ils opposeront les notions; ils feront contraster les principes; ils attaqueront, ébranleront, renverseront secrètement quelques notions ridicules qu’on n’oserait insulter ouvertement.[41]

Stratégie du clin d’œil, de l’allusion, usant du déplacement un peu comme le désir en use dans le travail du rêve, pour tourner la censure[42]. A cette différence près que cette stratégie, consciente et raisonnée, n’a pas pour objectif de permettre au rêveur de continuer à dormir, mais de le réveiller de son sommeil dogmatique. Du coup, l’ordre alphabétique n’apparaît plus seulement justifié par la commodité ou la facilité. Il permet d’exercer le lecteur à la même pratique de la raison critique dont usent les rédacteurs de l’Encyclopédie: Dictionnaire “raisonné”, elle se veut aussi – conçue avec une science et construite avec un art comparables à ceux qu’admire Diderot dans son article sur le métier à tricoter les bas[43] – une prodigieuse machine à vous faire raisonner:

Cette manière de détromper les hommes opère très promptement sur les bons esprits, et elle opère infailliblement et sans aucune fâcheuse conséquence, secrètement et sans éclat, sur tous les esprits. C’est l’art de déduire tacitement les conséquences les plus fortes. Si ces renvois de confirmation et de réfutation sont prévus de loin et préparés avec adresse, ils donneront à une encyclopédie le caractère que doit avoir un bon dictionnaire: ce caractère est de changer la façon commune de penser[44].

Resterait maintenant à se livrer à quelques travaux pratiques. Partis chacun d’un article quelconque, et parcourant, de renvoi en renvoi les 17 volumes de l’Encyclopédie (sans oublier les 11 de planches) nous pourrions imaginer de nous retrouver, d’ici quelques années, pour vérifier ensemble si la traversée de ce labyrinthe a changé notre façon commune de penser. Mais ce serait un peu long. Il y faudrait sans doute du génie[45], qui n’est pas la chose du monde la mieux partagée. Et puis, diront certains, à quoi bon se casser la tête, Internet, ce génie, ne pense-t-il pas pour nous?[46]

Notas

  1. “Discours d’un philosophe à un roi”, in Œuvres, éd. L. Versini, Laffont, Paris,1994-1997, tome III, p. 641
  2. Parues au printemps 1745, et d’abord attribuées à Voltaire, ou à La Mettrie, ce qui était un grand honneur pour un débutant.
  3. Probablement en 1772. Voir Œuvres, tome II, pp. 204-211.
  4. La promenade du sceptique, Œuvres, tome I, p. 84
  5. William Molyneux, physicien et géometre irlandais, auteur notamment d’une Dioptrica nova (1692).
  6. Lettre sur les aveugles, Œuvres, tome I, p. 164.
  7. Ibid., p. 139.
  8. Nicholas Saunderson (1682-1739). Ses Elements of algebra (1740) contiennent une “arithmétique palpable”.
  9. En fait, Saunderson n’était pas un aveugle-né: atteint par la petite vérole à un an, il en avait perdu la vue.
  10. Lettre sur les aveugles, ibid., pp. 166-169.
  11. 28 volumes in-folio, dont 17 de textes et 11 de planches, 71 818 artides, près de 200 collaborateurs.
  12. Confessions, livre VII, Œuvres complètes [O.C.] Bibliothèque de la Pléiade, volume I, p. 348.
  13. Ibid, p. 351. L’énoncé exact du problème mis au concours par l’Académie de Dijon pour son prix de morale ne parlait pas du progrès des sciences et des arts, mais de leur rétablissement (à la Renaissance, après des siècles de barbarie moyenâgeuse, où la culture antique était censée avoir été oubliée), et on demandait seulement de répondre si ce rétablissement avait contribué à épurer les mœurs, sans évoquer l’hypothèse de leur éventuelle corruption.
  14. A M. de Malesherbes, 12 janvier 1762, in O.C, I, p. 1135.
  15. Comme le rappellera le médecin Bordeu (celui que Diderot met en scene dans Le Rêve de d’Alembert) au début de l’article “Crise” de I’Encyclopédie: “Galien nous apprend que ce mot crise est un terme du barreau que les médecins ont adopté, et qu’il signifie, à proprement parler, un jugement”.
  16. Confessions, ibid., p. 351. R. Galliani (Rousseau, le luxe et l’ídéologíe nobílíaíre, Oxford, 1989) a prouvé que les arbres qui bordaient la route de Vincennes étaient des armes, et non des chênes, et il n’a d’ailleurs jamais fait assez chaud, en octobre 1749, pour provoquer le coup de bambou dont Rousseau dit avoir été victime à la lecture du Mercure (redevenu pour l’occasion l’antique messager des dieux). Mais sans ce divin feu solaire et la robuste majesté de ce chêne, cette “illumination” n’aurait pas pris, rétrospectivement, la dimension sacrée d’une révélation suivie d’une conversion, conforme au modele classique desvies de saints.
  17. Ibid., pp. 351-352.
  18. Discours sur les sciences et les arts, O.C III, pp. 27-28.
  19. Ibid., note à la page 28.
  20. Œuvres, tome I, p. 220.
  21. Prospectus (de pro-spectare): action de regarder en avant, au loin, dans l’espace ou dans le temps. Respectus (de re-spectare); action de regarder en arrière, accompagnée éventuellement de respect pour la vision qui s’offre aux yeux.
  22. Discours, p. 30.
  23. lbid., p. 29.
  24. lbid., p. 30. Allusion, évidemment, à Athènes et à Sparte.
  25. Œuvres, tome I, pp. 421-422.
  26. Prospectus, ibid., p. 211.
  27. Article “Encyclopédie”, ibid., p. 412.
  28. Ibid., p. 363.
  29. Ibid., p. 371.
  30. Prospectus, Ibid., p. 215.
  31. Article “Encyclopédie”, p. 395.
  32. Prospectus, Ibid., p. 225.
  33. Ibid., p. 214.
  34. Sur les 71 818 artides que comptera I’Encyclopédie, Diderot en écrira (seulement) un peu plus de 5 000, sur les sujets les plus divers, d'”Absolution” à “Spinoza”, en p ssant par ·Ame”, “Beurre”, “Capuchon”, “Dexicréontique”, “Droit naturel”, “Eclectisme”, “Fossoyeurs”, ·Houris”, “lntolérance”, “Jouissance” etc. J. Proust dorme la liste de ceux qu’il a signés dans son Diderot et l’Encyclopédie, 1962, réd. Albin Michel, 1995, pp. 530-538.
  35. Ibid., p. 216.
  36. Article “Encyclopédie”, Ibid., p. 368.
  37. Contrat social Livre I, chap. VI, OC. III pp. 361-362.
  38. Ibid.
  39. Article “Encyclopédie” lbid., p. 368.
  40. Ibid., p. 402.
  41. Ibid.
  42. “Toutes les fois, par exemple, qu’un préjugé national mériterait du respect, il faudrait à son article particulier l’exposer respectueusement et avec tout son cortège de vraisemblance et de séduction; mais renverser l’édifice de fange, dissiper un vain amas de poussière, en renvoyant aux articles ou des principes solides servent de base aux vérités opposées” (ibid., p. 403).
  43. “BAS, s.m. (bonnetterie). C’est la partie de notre vêtement qui sert à nous couvrir les jambes [… ] Le métier à faire des bas est une des machines les plus compliquées et les plus conséquentes que nous ayons: on peut la regarder comme un seul et unique raisonnement dont la fabrication de l’ouvrage est la conclusion.”
  44. Art. “Encyclopédie”, Ibid., p. 403.
  45. Selon Diderot (qui parle en connaisseur), l’homme de génie “est celui qui, pratiquant des renvois inédits, découvre (ou invente) de nouveaux rapports conduisant à de nouvelles vérités spéculatives, ou à la perfection des arts connus, ou à l’invention de nouveaux arts, ou à la restitution d’anciens arts perdus” (art. “Encyclopédie”, ibid., p. 403)
  46. Ce texte condense la matière de deux conférences différentes mais complémentaires, données l’une à Rio, l’autre à São Paulo, à l’occasion du cycle “La crise de la raison”.